Un grand postulat, pour résoudre la Grande Enigme
Revenons à la période incertaine où les légions de monades, collectivement désignées sous le nom symbolique d'Adam, étaient dans l'attente de la grande mutation qui nous intéresse. Elles se trouvaient alors liées de quelque manière à des formes humanoïdes, où elles devaient avoir une sorte de vie psychique, sans doute supérieure à celle des animaux contemporains (reptiles, oiseaux, etc.) mais pas d'intelligence réfléchie, pas de langage articulé, pas de volonté individuelle. Ni pensée humaine, ni émotion humaine... Alors ?
Qu'à cela ne tienne ! dira le biologiste : laissez faire la nature (ou le démiurge magicien) ! Ayez patience ! Voici que le cerveau s'agrandit, les contraintes du milieu stimulent des adaptations, les transformations nécessaires s'accomplissent dans le crâne, dans le larynx, dans le reste du corps, pour permettre le langage, la station debout. Et tutti quanti... Et hop ! Voilà l'Homo Sapiens, distanciant de beaucoup ses cousins anthropoïdes, demeurés sur la touche. Fort bien. Dans le domaine des hypothèses, tout est permis. Pourvu que les vérifications viennent, en temps opportun.
Ici, quelques remarques s'imposent. Il ne suffit pas qu'une créature vivante possède un corps humain, pour que l'Homme s'y manifeste vraiment, de la naissance à l'âge adulte. Bien sûr, on peut objecter le cas d'un idiot congénital. Une belle forme d'enfant, éventuellement, mais une machinerie déréglée, défectueuse : l'Homme ne peut y apparaître. Une déficience génétique. Il y a cependant un point à rappeler, sur lequel beaucoup d'auteurs passent trop vite, comme le souligne Rémy Chauvin dans son livre, c'est « l'état profondément immature du cerveau du nouveau-né, où un grand nombre de connexions ne sont pas encore formées » [p. 81]. Plus loin [p. 154], on peut lire encore : « Le bébé humain naît profondément immature, beaucoup plus que le bébé chimpanzé ; et quand on compare deux bébés de six mois, le chimpanzé en a en réalité beaucoup plus. » Ce qui me rappelle un article de Bernard Heuvelmans (paru il y a longtemps, dans l'un des premiers numéros de Sciences et Avenir) où l'auteur montrait que le foetus du chimpanzé était beaucoup moins primitif que le fœtus humain - qui se révèle en quelque sorte moins « évolué ».
Quoi qu'il en soit, cette immaturité néonatale expliquerait le retard considérable subi par les « enfants sauvages » dans leur éveil à l'« humanité ». Justement, en cette année 2006, vient de paraître un livre essentiel sur ce sujet : Enfants sauvages. Approches anthropologiques, de Lucienne Strivay (éd. Gallimard). C'est une enquête approfondie, répertoriant un nombre considérable de cas d'enfants (115) survivant à un éloignement complet de toute vraie société humaine, (par abandon dans la nature, séquestration, claustration, etc.). Plus d'une fois, ces « oubliés » ont dû leur survie à une adoption accordée par des animaux sauvages, tels que loups (une bonne vingtaine de cas), ours (une dizaine), babouins ou chimpanzés, gazelles, etc. 6 Comme on s'en doute, à la suite de cet « ensauvagement », l'individu, récupéré à un âge variable, éprouve beaucoup de difficulté à se défaire de ses habitudes (manger de la viande crue, s'exprimer par des grognements, etc.) et à s'insérer dans un milieu civilisé. Dans des cas extrêmes, l'enfant sauvage est demeuré irrécupérable. C'est, par exemple, ce qui s'est produit avec le fameux « Victor de l'Aveyron », d'abord capturé du côté du village de Saint-Sernin, en 1797, évadé, puis repris en janvier 1800. Trouvé « tout nu, tout seul, sauvage, âgé de dix à treize ans », il se nourrissait de glands et de racines. Considéré comme un objet de curiosité, mais inapte à toute intégration sociale, il n'en reçut pas moins le baptême. Il eut finalement la chance d'être remis aux bons soins du Dr Itard, qui déploya pour lui un véritable génie éducatif. Malheureusement, après six ans d'efforts le bon docteur se vit contraint d'abandonner la partie. Échec complet 7.
Mais, clairement, Victor n'était pas un idiot de naissance. Il lui avait manqué quelque chose au départ. Le câblage nécessaire de son réseau de neurones cérébraux, qui se réalise normalement dans les premières années de la vie. Mais, au fait, comment s'opère ce miracle ? Comment le cerveau encore immature du nouveau-né s'arrange-til pour câbler toutes les connexions nécessaires ? Ce n'est pas un processus préprogrammé, qui se réaliserait tout seul - spontanément - au fil du temps. C'est le contact précoce de l'enfant avec la société humaine qui réalise le miracle. Un contact qui commence dès le stade de la femme enceinte, qui « communique » avec le rejeton qu'elle porte, et va se poursuivre sans cesse, dans l'ambiance familiale, où se font tous les apprentissages (station debout, marche, parole, contrôle des sphincters...) jusqu'à celui de la raison et l'expression des émotions, de l'affection. Viennent ensuite l'éducation, l'instruction, avec toutes les disciplines et les exercices d'entraînement qui s'y rattachent. Mais, parmi toutes les personnes qui jouent ainsi un rôle dans cette formation de la psyché et du corps du candidat à l'existence humaine, il y a les Éveilleurs préférentiels, comme les deux parents, les aînés qui donnent l'exemple, l'instituteur compréhensif qui encourage et donne envie d'apprendre, le maître de dessin ou de musique qui initie aux simples merveilles de l'art, et tous ceux à qui l'on doit d'avoir accédé pleinement à l'état d'homme ou de femme, digne de ce nom. En quelque sorte, des guru dans l'ordre de l'humain 8. Mais des Éveilleurs, qui ont réussi leur ouvrage, non en prêchant de loin, par correspondance ou par Internet, mais par une communication directe, intime, plus d'une fois un contact au-delà des mots, une proximité, capable de stimuler cet Éveil, et nous entraîner à faire tous les efforts nécessaires dans ce but. Au total, on peut, bien sûr, comptabiliser le don de Connaissance, de savoir-faire, reçu au long des années, mais qui dira la contribution de toutes les formes de l'Amour, dans cette œuvre alchimique ? Arrêtons ici notre réflexion pour en résumer les idées essentielles.
En voyant un très jeune enfant, nous pensons tous qu'il est promis à devenir un homme, s'il n'est pas abandonné dans la solitude. Il est potentiellement prêt pour cette destinée. Pour sa part, le chimpanzé ne l'est pas. Avec les mêmes soins prodigués aux deux, le premier épanouira son humanité, l'autre deviendra chimpanzé savant, sans plus. Pour passer à la manifestation complète de ces potentialités, il faut, comme on l'a bien vu, la contribution active d'un Éveilleur (individuel ou collectif). Soumis aux conditions suivantes :
— être le Compagnon du débutant, pendant tout le temps nécessaire ;
— lui prodiguer le don de la Connaissance éclairante ;
— l'entourer de l'Amour généreux - vrai soleil qui fait germer les graines de l'humain ;
— partager ses efforts, ses joies et ses peines ;
— vivre dans l'intimité de son être - au moins dans une étroite proximité.
En somme, un Associé fidèle, toujours prêt à inspirer et soutenir son cadet, mais néanmoins soucieux de lui laisser le privilège du libre arbitre, dès que les conditions le permettent. Avec la ferme intention de ne pas faire un robot de son protégé, mais un homme libre, capable de devenir à son tour un Éveilleur pour ceux qui naîtront après lui. Inutile de préciser que, faute d'être sorti tout armé, avec ses pouvoirs, du crâne de Zeus, telle Athéna - son emblème, sous l'angle de l'intelligence - cet indispensable initiateur a dû être lui-même, jadis, un enfant humain, et avoir gravi tous les degrés de l'échelle, avant d'être capable de se vouer à sa mission. Dans l'évolution, pas de miracle, pas de création ex nihilo. Tout cela me paraît justifier une pensée très audacieuse à propos de l'Éveil de toute la famille humaine dans l'histoire lointaine de la Terre. C'est le grand postulat 9 auquel je songe.
Postulat : l'Homme est né lorsque sa forme a été suffisamment préparée par ce que Rémy Chauvin a appelé la « force fabricatrice de la nature », mais son véritable accès à la conscience et l'intelligence humaines a été l'œuvre d'Éveilleurs, qui ont pris en charge les individus formant collectivement l'« Adam primitif », et les ont accompagnés comme des Parents, des Aînés attentifs et compatissants. Et cela, tout au long de centaines de milliers d'années qu'envisage le paléontologue.
Il faut sortir du cul-de-sac, de l'inexplicable mystère de la paléontologie. Répétons-le : les scientifiques s'imaginent que tout s'est passé « naturellement ». Quand le corps a été « achevé » - ou presque - l'homme s'est mis à penser...
Mais non ! La forme humanoïde serait restée « enfant sauvage » sans l'intervention d'un Éveilleur, stimulant en elle le pouvoir inédit de la pensée créatrice.
Au fond, c'est bien ce qu'ont voulu exprimer les auteurs des mythes envisagés plus haut, et Sohrawardî lui-même. Pour ne citer que lui, Prométhée a été l'exemple type de l'Éveilleur évoqué cidessus. Mais faudrait-il passer par le langage mythique pour rendre compte de l'étonnante histoire de l'anthropogénèse ?
Essayons. Avec les perspectives entrevues dans notre approche de l'Orient. En imaginant une théosophie encore plus « orientale » que celle du bon Shaykh iranien. Dans la véritable optique de l'Orient. Dans les grandes lignes : l'Orient de l'Inde c'est l'éternité des rythmes de la vie, au fil des manifestations des univers, tour à tour déployés et réduits au silence, avec, tout au long, une montée progressive de la conscience, appuyée sur des formes de plus en plus perfectionnées pour autoriser ce genre d'ascension. L'Orient c'est aussi le Brahman absolu - le Dieu que nul n'a jamais vu - mais aussi, émanées de Lui, de façon ordonnée, des hiérarchies de dieux, d'anges, de démons ou d'esprits de la nature, affectés à la réalisation du Grand Œuvre, sous la conduite, ou l'inspiration intelligente, d'un « Seigneur-Démiurge », archétype de toutes les perfections cosmiques, qui entraîne dans son mouvement harmonieux la Roue de la Vie, où sont attachés tous les êtres voués à grandir, au long des transmigrations ou incarnations successives. Tout cela, sous le règne de la loi d'Unité, de Solidarité et d'Interdépendance, qui ne sépare jamais le plus grand du plus petit - la Loi du Sacrifice - Yajña qui maintient l'Harmonie dans la diversité. Dans cet immense théâtre où tout change sans cesse, où tout peut progresser d'une manière ou d'une autre, se déploient les trois lignes d'évolution évoquées plus haut. À ne considérer que la première - celle des formes - on assiste, dans tous les mythes, à une sorte de descente de l'Esprit dans une Matière, tout d'abord élémentaire puis progressivement densifiée, jusqu'au point le plus bas de l'arc descendant - celui que nous finissons par toucher et explorer avec nos instruments sensoriels. C'est ici le monde des formes physiques de plus en plus matérielles, où surgissent bientôt des créatures vivantes qui semblent échapper petit à petit à cette densité - les plantes, les animaux et enfin l'homme. Mais des créatures habitées, animées, dans leur tréfonds, par des monades vivantes, « étincelles d'un même Soleil spirituel », d'où elles ont jailli et dans lequel elles sont toujours « enracinées » (pour ainsi dire). Avec la biologie et la paléontologie, on s'est efforcé de retracer les étapes de cette première ligne d'évolution. Mais, en arrivant à ce qui devrait constituer (approximativement) l'entité humaine, il va manquer quelque chose : les « égrégores » constructeurs seront incapables d'allumer en elle le feu de l'intelligence - qu'ils ne possèdent pas eux-mêmes. Abandonnés à ces artisans incomplets, les pseudo-humains vont devenir sans doute des animaux très supérieurs - des superchimpanzés, ou des superdauphins, dans l'ordre de l'intelligence animale. Mais sans jamais l'espoir de franchir le pas décisif - jusqu'à la fin de l'aventure sur notre planète - à moins qu'un « miracle » ne vienne changer le cours des choses. En fait : perturber le bel ordre du monde qu'avait prévu Zeus (ou Yahvé Elohim). C'est ici que doivent intervenir des Parents célestes. Mais Zeus leur fera payer cher cette initiative !
6. Pour certains de ces sauvageons (comme on l'a constaté) c'est la femelle dans le clan d'accueil qui a adopté vraiment l'enfant, en l'allaitant, le protégeant, le nourrissant de bons morceaux, et l'imposant aussi aux autres. [retour texte]
7. Vu son état, Victor erra, un peu comme une épave, d'institut en hospice, pour mourir finalement en 1828, toujours « sauvage ». On n'a jamais rien su de ses origines. D'autres prendraient sa suite, comme Kaspar Hauser. [retour texte]
8. Il existe assurément d'excellents guru spirituels, comme de mauvais maîtres, capables d'égarer complètement ceux qui se fient à eux. De même, dans les voies de l'initiation à « l'humanité ». Mais ici nous songeons un peu à l'éducateur (presque) idéal, que nous avons pu côtoyer effectivement dans notre enfance. [retour texte]
9. Il s'agit ici d'une proposition, indémontrable au départ, mais dont la légitimité devrait apparaître dans la suite de notre réflexion. [retour texte]