
Le génie de l'homme dans la pensée grecque
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Rappel sur l’origine grecque du mot génie
Le daïmon dans la littérature grecque d’Hésiode à Jamblique
Un message ésotérique
Les Vers d’Or de Pythagore et les néo-platoniciens
Le daïmon de Socrate
L’ange gardien dans le christianisme
L’évocation du daïmon
Une influence qui perdure au cours des siècles
La Théosophie blavatskienne
L’Être de lumière – Expériences de mort imminentes – Émergence du SOI profond
Brève conclusion
Rappel sur l’origine grecque du mot génie
Pour commencer, il convient de ne pas confondre :
- Le génie qui est un être d’une grande intelligence, un esprit sublime (en grec μεγαλόνοια, mégalonoia), qui dénomme un caractère extraordinaire, ou une habileté extrême (en grec, δεινότηϛ, deïnotês).
- Et le génie qui est une entité divine associée à l’âme humaine et qui est son « génie tutélaire ». En grec, le mot masculin, ό δαίμων (daïmôn) ou le mot neutre, τò δαιμόνιον (daïmonion), littéralement, le Divin.
En français, le mot génie, qui vient du latin genius, est la traduction du grec δαίμων (daïmôn). Avec les Latins, le mot genius garde, conserve globalement le même sens qu’en grec ; toutefois, plus ou moins accommodé à leur conception des choses.
Dans cet exposé, en parlant du « génie de l’homme », il s’agira toujours du daïmôn.
Le daïmon dans la littérature grecque, d’Hésiode à Jamblique
On constate la présence permanente de la notion de daïmôn, dans la littérature grecque sur plus d’un millénaire. L’un des plus anciens auteurs, Hésiode (8e - 7e siècle av. J.C.) utilise déjà le mot, dans l’un de ses traités, le daïmon est chez lui l’âme de l’Âge d’Or. Du 7ème siècle av. J.C. au 4ème siècle après J.C., et plus tard encore, viennent dans une lignée fameuse les noms de Pythagore, Platon, Plutarque, Plotin, Porphyre, Jamblique…
On remarque que la grande majorité de ces témoins furent des initiés. Platon, quant à lui, évoque l’expérience lumineuse de l’initiation dans son Phèdre, mais il est bien connu que des grands hommes comme Pythagore et Plutarque furent initiés aux Mystères de Grèce, d’Egypte, voire de Chaldée. Jamblique n’ignorait rien de leurs secrets.
Il faut donc s’attendre à trouver, dans la littérature grecque, plusieurs sens au mot daïmôn ou daïmonion :
- un sens ésotérique, secret, et sacré,
- un ou plusieurs sens exotériques, plus ou moins inspirés du sens ésotérique, ou adaptés à certains besoins.
Finalement, on pourrait même s’attendre à une déformation, ou dégénérescence, du sens initial sacré, pour l’avilir au rang le plus bas : le daïmôn des initiés devenait le « démon », imaginé par les chrétiens, concurrent des philosophes grecs, dans les premiers siècles de l’ère nouvelle.
Entre temps, les Romains instruits (les « gens de la haute » parlaient Grec) n’ont pas manqué de faire des emprunts à leurs voisins.
Ainsi, l’empereur-philosophe Marc Aurèle (2ème siècle) évoque le daïmôn (comme « l’Esprit dans l’homme ») dans l’un de ses écrits.
À Rome, le daïmôn est devenu le genius, avec une variété de significations, des plus pures aux plus viles (du « dieu particulier à chaque être humain… » au « génie de la bonne chère et de la gourmandise » !!!)
Ainsi, en examinant le sens du mot daïmôn, tel qu’il apparaît dans les textes livrés au public, il convient toujours d’apprécier si son caractère est ésotérique ou banalisé plus ou moins pour être compris du public.
Note importante : un terme utilisé dans un sens secret est généralement emprunté au langage courant ; ainsi, dans les religions : les mots Père, Mère, Ciel, etc.
Dans toutes les civilisations, l’idée de « dieu » est présente, pour signifier une réalité, ou une entité, invisible mais puissante, gouvernant le monde, et le destin des hommes en particulier.
Les grecs ont eu le mot Théos (θέος) très tôt dans leur vocabulaire mais aussi le mot δαίμων (daïmôn).
Ainsi, dans les Hymnes orphiques (6ème siècle, à l’époque d’Orphée) le mot daïmôn apparaît 23 fois, dans plus de 80 hymnes, toujours dans le sens d’un dieu particulier – grand ou petit – qu’il s’agisse de Zeus, Athéna, ou Artémis, Pan, ou Déméter d’Eleusis.
Ainsi, le daïmôn prend le sens d’entité divine, plus ou moins élevée dans la hiérarchie des dieux.
Cependant, dans toutes ces civilisations, il y a eu des sages, ou des initiés, qui ont pénétré les secrets de l’Univers et du Destin de l’Homme. Ils ont fait savoir que l’être humain n’est pas qu’un corps physique, ni une personne psychique, pleine de pensées, de désirs et d’aspirations multiples, mais qu’il est, à sa racine profonde, d’essence divine. D’où une parenté entre l’Homme et les Puissances Divines qui règnent sur le cosmos entier, jusqu’au Logos Suprême.
D’où, aussi, un sens plus secret pour le mot daïmôn : une entité divine, particulière à chaque homme, liée à son destin terrestre, et posthume. Selon Hésiode : « un auguste protecteur du mortel sur la terre ».
Pour le bon peuple, ce daïmôn devenait ce qu’on a appelé le « génie tutélaire », intermédiaire entre les dieux d’En-Haut et les hommes d’ici-bas. C’était « le génie propre de chacun », qu’il s’agissait de nourrir par un culte particulier, vu que ce génie familier devait soutenir l’individu dans sa destinée.
N. B. : On en est même venu à attribuer un daïmôn, ou génie spécifique, à un lieu, une cité, etc., personnifiant son essence, son destin, d’où, encore, un appel à la dévotion humaine, dans des cultes appropriés.
Au fil des siècles, les philosophes (initiés) n’ont pas manqué d’essayer d’attirer l’attention sur ce que signifiait réellement ce génie, ou ce daïmôn, attaché au destin terrestre de chaque homme.
Les Vers d’Or de Pythagore et les néo-platoniciens
Pour le disciple, qui pouvait entendre le message caché du Maître, Pythagore a dit (Vers d’Or n° 63) :
« Toi, prends courage car ils sont de race divine les mortels à qui la nature sacrée présente la révélation de toute chose. »
… avec l’avis mystérieux des Vers d’Or (n° 61-62) :
« Zeus, notre père, certes de bien des maux tu délivrerais tous les hommes si à tous tu montrais avec quel daïmôn ils sont en rapport actif ».
On pourrait traduire aussi : « de quel daïmôn ils se servent », ou « ils profitent ».
C’est un encouragement pour le disciple qui a tout intérêt à « s’aligner » sur l’influence, ou la volonté de ce daïmôn, véritable maître intérieur, et sur la « nature sacrée » de l’homme incarné qui impose, dans la vie quotidienne, de prendre comme conducteur « le sens qui vient d’en-haut » (gnômê kathuperthen γνώμη καθύπερθεν) - (Vers d’Or n° 69).
Tout cela reste bien mystérieux pour le profane, mais Pythagore ne sera jamais oublié par les futurs avocats du daïmôn. Parmi ceux-ci : Platon, bien sûr, Plutarque et les néo-platoniciens. Au 5ème siècle (ap. J.C.), Hiéroclès a écrit des Commentaires sur les Vers d’Or.
Avant d’envisager comment le daïmôn se manifeste assez clairement, dans la vie quotidienne d’hommes guidés, ou éclairés, par lui (comme fut le bien célèbre Socrate), il faut découvrir ce que les initiés grecs suggèrent sur son origine, ses rapports avec le Divin Cosmique et son rôle dans l’évolution de l’être humain.
On peut ici se tourner vers les néo-platoniciens :
Plotin, pour sa part, assure que le daïmôn est « le modèle de l’âme idéale » (Ennéade IV, 8), mais c’est Jamblique qui fournit le plus d’informations sur ce sujet, dans son livre sur « Les Mystères des Égyptiens, Chaldéens et Assyriens », où l’auteur n’oublie cependant pas Platon, Héraclite, Hermès Trismégiste, sans parler de Plotin, et Porphyre (auquel il s’adresse directement dans son traité).
Jamblique, qui, dans l’école néoplatonicienne, méritait aussi le titre de théosophos – « homme instruit des choses divines » – prend ici prétexte d’une réfutation en règle qu’il doit faire, concernant des affirmations erronées sur des points essentiels de la mystique orientale, pour faire la lumière sur l’origine de l’homme, sa destinée dans un univers régi par la loi divine du Logos, ou du « Dieu » hypercosmique (platonicien).
L’âme humaine, soumise à la réincarnation, et à la « nécessité » (karma), paraît avoir une nature double : psychique (lié au corps) et divine (transcendante).
En fait, originellement, chaque âme individuelle s’est vu affecter un daïmôn particulier, unique, qui la relie au plan divin, où règne La Loi qui gère le cosmos entier ; c’est le plan du Logos universel, platonicien, souvent appelé « Dieu suprême », ou Loi Divine, dans les écrits des initiés.
Point essentiel : dès leur première descente dans le monde de l’existence, ce grand Divin a « envoyé les âmes » dans l’intention qu’elles retournent à Lui (après leurs expériences dans le cycle de leurs réincarnations).
~~ À noter qu’il n’y a pas un seul, unique, daïmôn pour toutes les âmes, mais chacune a le sien, qui l’accompagnera jusqu’à son retour au foyer du Père divin. Ainsi, ces âmes ne sont pas seules dans leur pèlerinage, d’où l’urgence pour elles de sentir la présence de ce Compagnon et de faire alliance avec Lui, au moins, se tourner vers Lui.
En fait, pour l’homme incarné, la difficulté tient à ce que le « génie » qui l’habite peut paraître double, selon l’approche qu’on en fait. Ainsi, Jamblique, dans ses explications à Porphyre, en vient à distinguer un daïmôn psychique et un daïmôn divin, le gardien qui « préside » à la destinée de l’âme.
Le premier, Jamblique l’appelle aussi le « daïmôn natal », ou « le maître de maison » ; c’est aussi « le maître de l’horoscope » ; en bref, il représente tout le programme karmique, inné, qui va opérer au long d’une incarnation donnée, et va organiser les conditions imposées à l’âme psychique dans son devenir terrestre, sa vie particulière, compte tenu de tout le karma passé et des possibilités particulières offertes à l’âme dans cette nouvelle tentative.
Quant à l’autre daïmôn, « celui d’en haut », il n’a rien à voir avec le thème astrologique de naissance. Il existe sous forme de modèle, ou de paradigme idéal, avant même la descente de « l’âme humaine » dans le monde du devenir.
En fait, celle-ci a subi une sorte de déchéance : conçue idéalement comme « divinisée » (1), elle s’est trouvée prise dans les liens de la « nécessité », ou de la « fatalité » (ou karma), d’où l’urgence pour elle de retrouver le chemin qui retourne au « Dieu-Père », vers l’Union divine avec Lui, jusqu’à l’Unification complète (ἑνώϭιϛ = hénôsis) avec ce Principe Éternel.
On note au passage la profonde similitude entre ce programme de « retour au Père », et les doctrines de Yoga de l’Orient, – sans oublier l’enseignement de Jésus, évoquant « l’enfant prodigue », perdu dans le monde, contraint de « retourner au Père », pour finalement « renaître d’En Haut » (selon l’injonction faite à Nicodème, dans l’Évangile de Jean, 3, 1-8).
Pour l’heure, ce daïmôn divin, comment se manifeste-t-il dans la personnalité de l’homme incarné ? Jamblique a encore beaucoup à nous apprendre sur ce point, dans la voie d’une démarche mystique, intérieure.
D’abord, sans ce rayonnement vital, nous ne serions pas des hommes conscients, responsables : tous nos raisonnements, nos pensées, conceptions, etc. nous les élaborons dans notre mental grâce aux principes « noétiques » (de l’intellect pur) qu’il nous communique. Pourrions-nous même aimer vraiment sans son pouvoir profond qui nous anime ?
En fait, si tout ce qui est en nous remonte à un seul daïmôn, en dehors des limites du temps et de l’espace, cela expliquera sans doute aussi la manifestation de ce qu’on appelle « le génie » dans un être privilégié, un Génie dans le domaine de l’art, la science, la poésie mais aussi dans le domaine spirituel, pour la conduite éclairée de la vie.
Il faudrait ici aborder le chapitre du « génie (ou daïmôn) de Socrate », développé particulièrement dans un livre de Plutarque (1er – 2ème siècles de notre ère), prêtre initié d’Apollon à Delphes.
~~ Socrate, l’homme, salué par l’oracle de Delphes « comme le plus sage de toute la Grèce », était destiné dès l’enfance à cette existence de porte-parole de son daïmôn, guidé par lui, averti des urgences du moment et maintenu par lui dans la sérénité, même aux instants les plus critiques de son existence (c’est-à-dire, sa condamnation à mort).
Homme simple dans la cité d’Athènes, Socrate n’a pas eu d’autre choix, sous la direction de son daïmôn, que de consacrer ses forces à éveiller ses concitoyens à la réflexion et à la découverte de l’ignorance paralysante qui est responsable de tant de fautes et de crimes. Il a payé de sa vie cette mission étrange ; mais aurait-il pu désobéir aux ordres de son daïmôn ? Jamais !
Socrate est un cas exceptionnel, sans doute, mais n’y a-t-il pas eu d’autres grands pionniers, voués au bien de l’humanité, qui ont œuvré en obéissant à la voix de la conscience spirituelle qui les guidait, les éclairait, et parfois leur donnait des ordres décisifs à des instants critiques – des ordres exprimés par une voix très claire, impérative ? (2)
Ainsi, le dossier du daïmôn ou du « génie tutélaire », présent dans chaque homme de ce monde, se trouvait admirablement détaillé, plaidé, par les initiés du monde grec, particulièrement à l’heure de l’essor du christianisme.
L’ange gardien dans le christianisme
Comment les témoins de l’époque ont-ils reçu ce message ? Tout ce qui venait du monde païen a été critiqué et finalement écarté, comme menaçant la foi en Dieu et en son Fils Unique.
Cependant, Dieu était « bien loin dans le Ciel ». Les braves gens du monde romain avaient besoin d’un soutien proche d’eux.
Avant, il y avait le genius, le génie attaché à chaque individu, dont on pouvait appeler l’aide et le soutien (par prière, culte, etc.)
Alors ? Nécessité oblige : au 4ème siècle, un bon Père de l’Église (du nom de Basile) a introduit le dogme de l’ange gardien, qui remplaçait le genius. Pour le bon chrétien l’ange gardien devenait un bon compagnon, le messager de la Bonne Loi. Cet ange a mérité qu’on lui consacre un jour de l’année, pour le fêter dignement : le 2 octobre.
Notons cependant que cet « ange gardien » n’est plus à la mode dans l’Église moderne : c’est Jésus ou la Vierge, ou le Bon Dieu, qu’il convient de prier ! Le 2 octobre est maintenant la fête d’un certain… St Léger…
Pourtant, le daïmôn, gardien et inspirateur des initiés, n’était pas pure image théorique. On pouvait se persuader de sa réalité en le faisant apparaître à la vue des yeux mortels. C’était une opération rare, il est vrai, très sacrée – une œuvre divine de « théurgie », menée par un initié expert dans cet art. C’est ainsi que, dans un temple d’Isis, à Rome, un prêtre égyptien parvint à évoquer le daïmôn particulier qui assistait Plotin, comme l’a rappelé Porphyre, dans sa Vie de Plotin (§ 10). Un daïmôn rayonnant comme un dieu !
Une influence qui perdure au cours des siècles
Les siècles ont passé, l’École de Platon fut fermée à Athènes, par ordre de l’empereur chrétien de l’époque. Le christianisme triomphait ! Il fallut attendre la Renaissance pour voir réapparaître les œuvres écrites (puis traduites) remontant à l’Antiquité Grecque. De quoi nourrir les érudits, les philosophes, et naturellement des mystiques. (3)
Et puis, dans les premières décennies du 19ème siècle, l’un de ces super-érudits puisait à toutes les sources possibles, pour proposer au public un livre surprenant, Zanoni, publié en 1842, en Angleterre, par sir Edward Bulwer-Lytton, promis à devenir grand Baron.
Zanoni : un volume en sept livres passionnants (avec titre : « Théurgie », « Le Gardien du Seuil », « Les Effets de l’Élixir », etc.). L’auteur n’ignore pas l’Inde (et sa māyā) ni les grands Maîtres grecs, mentionnés plus haut. Il cite Jamblique trois fois, au moins, dans son livre sur Les Mystères (VIII, 7, etc.). Et, bien sûr, le moment vient où le héros, par une opération théurgique, évoque son daïmôn, « Fils de la Lumière éternelle » qui, pendant des siècles (4), « a été mon génie familier et mon ami », avoue Zanoni.
Comme il se doit, l’apparition est « comme une colonne lumineuse, d’une gloire indicible ». Zanoni l’appelle Adonaï, le Seigneur. En somme, c’est son Âme jumelle divine, ou son Esprit-Père, qui apparaît comme l’Augoéïdès – « l’entité rayonnante de lumière » des néoplatoniciens, la racine divine de l’Ego individuel dans l’homme.
Probablement, Zazoni et les autres œuvres de son auteur n’ont touché qu’un public limité, en Angleterre.
Il revenait à Mme Blavatsky – à partir de 1875 – la tâche de redonner vie à l’idée essentielle que chaque homme de la Terre possède, pour ainsi dire, à la racine même de son âme, un Esprit divin qui n’est pas une pure lumière spirituelle, émanée d’un Logos Universel, mais une entité, un foyer actif de Vie, d’Intelligence et d’Amour, qui donne à cette âme toutes ses chances de s’éveiller pleinement à sa destinée divine, dans ses existences terrestres.
Un article de la revue française Théosophie (de 1932) (5) encourage le lecteur à rechercher la compagnie de son « Dieu intérieur » (que Marc-Aurèle avait appelé son Daïmôn). Avec l’affirmation :
« Autant il y a d’hommes sur la Terre, autant de Dieux au Ciel ».
La place manque ici pour examiner en détail tout ce que Mme Blavatsky a écrit pour éclairer notre sujet et qui confirme ce que nous avons relevé chez les initiés grecs (avec maintes références précises à leurs écrits).
Les sources théosophiques à explorer sont très étendues, depuis Isis Dévoilée jusqu’aux articles publiés par Mme Blavatsky, jusqu’à sa dernière heure – sans oublier, bien sûr, sa Doctrine Secrète.
Bien moins limitée dans ses écrits que les initiés grecs, elle a évoqué librement des réalités divines jadis revêtues de symboles exotériques. Il n’est plus question avec elle d’entités aux allures de Dieu personnel (Zeus et autres) pour expliquer la « création » du monde. Cette fois, tout a sa source dans un Absolu d’où tout émane et est organisé par un Logos originel, par le pouvoir duquel s’élaborent et se développent les mondes, depuis les niveaux les plus éthérés jusqu’au plan terrestre que nous connaissons.
Bien sûr, les êtres qui opèrent sont groupés en hiérarchies, depuis les plus divins (les « théoï », ou dieux de la mythologie grecque) jusqu’aux plus élémentaires (les « démons » inférieurs). Mais tous sont soumis à la même Loi d’Ordre et d’Harmonie qui règle leur évolution particulière et où chaque être apporte sa contribution.
Ici, par cette Loi, il n’y a pas de hasard. L’évolution globale est rythmée par une pulsation cyclique et chaque participant reçoit le fruit de sa contribution (selon la loi de Karma de l’Inde), dans les formes successives qu’il est amené à occuper, au fil de ses réincarnations.
Toutes les entités vivantes impliquées dans ces cycles de l’Évolution collective sont issues d’une même Sur-Âme Universelle, et destinées à la regagner, avec toute la richesse spirituelle acquise tout au long des cycles de vie. [On a vu plus haut, chez Pythagore, Platon, Jamblique, Porphyre… une allusion à l’origine divine de l’âme humaine et à son retour « prévu » par le Divin qui l’a ainsi missionnée.]
Avec la Doctrine Secrète, nous avons des détails sur la « naissance » de cette âme humaine, qui, « à l’origine, s’est vu affecter un daïmôn particulier, unique, qui la relie au plan divin ».
Mme Blavatsky (en 1888) a eu l’autorisation (par ses Maîtres) de dévoiler ce mystère « initiatique ». En fait, à un moment crucial de l’évolution, les entités conscientes qui étaient prêtes à accéder au niveau humain, pour devenir « soi-conscientes » (c’est-à-dire, conscientes d’elles-mêmes) et responsables de leurs conduites, ont été éveillées à la condition humaine par des entités divines, hautement spirituelles qui avaient acquis leur pouvoir d’Éveil, au fil d’incarnations vécues… des milliards d’années auparavant.
Dans la Doctrine Secrète, ces Éveilleurs sont appelés de divers noms (souvent orientaux) comme Agnishvatta, etc. Le plus simple à garder en mémoire est Kumāra…
Rien n’empêche d’identifier ce Kumāra au daïmôn des Grecs lié à une seule âme humaine, pour l’inspirer et la guider dans l’avenir de sa destinée.
Mme Blavatsky l’a comparé, de ce fait, à « l’ange gardien » des chrétiens (6), avec cette différence qu’il est d’une nature très hautement divine, et reste lié, par son engagement initial (pris par compassion pour l’âme naissante) jusqu’à la fin de ses incarnations terrestres, à travers heurs et malheurs.
Mme Blavatsky l’a aussi évoqué comme le « Dieu personnel » de l’âme humaine, dans plus d’un article. Entendons par cette expression : le Dieu individuel de l’homme, ou son « Ego supérieur » ou son « Soi divin ». Tout cela rappelant le daïmôn divin unique, attaché à l’âme humaine.
En Théosophie blavatskienne (comme néo-platonicienne) ce daïmôn-Kumāra est omniscient à son niveau. Il peut aussi communiquer à sa protégée des messages au cours de rêves spirituels. Et, bien entendu, il est la source inspiratrice du véritable génie dans l’homme, lorsque celui-ci s’est entraîné, au fil de nombre d’incarnations, à servir l’idéal du Beau, du Vrai, du Juste, inculqué à l’aube de l’humanité par son Éveilleur.
C’est encore lui qui est la source de l’intuition spirituelle, et qui soutient, de son pouvoir d’amour et de sagesse, l’être qui se voue au service des autres.
Parfois même, il manifeste quelque chose de sa silencieuse présence dans une personne humaine, en formant comme un halo de lumière autour de cette personne, dans un état proche de la mort.
On pourrait multiplier les références théosophiques qui évoquent le rôle et la présence du daïmôn-Kumāra dans l’homme. Mais, bien sûr, Mme Blavatsky est restée prudente dans ses allusions (qu’il faut souvent faire l’effort de « déchiffrer ») pour ne pas dénaturer, ou avilir, des notions aussi sacrées.
Mais, si tout doit rester ici un sujet de réflexion, de méditation, quelle preuve aurait-on aujourd’hui de l’existence réelle de ce « génie » divin, en dehors d’allusions assez claires, qui restent du domaine de « l’écrit » ?
L’Être de lumière – Les expériences de mort imminentes – L’émergence du SOI profond
D’une façon très surprenante, des éléments de preuve de la manifestation de ce daïmôn, propre à chaque individu, ont été fournis, à partir de 1975, dans les révélations faites par des individus, de toute classe et conditions, qui avaient vécu une « expérience de mort imminente » (E.M.I., ou Near-Death Expérience, N.D.E.).
Ces éléments ont été évoqués lors du Séminaire théosophique, tenu à Paris (le 28 mai 2011), sur le thème
« L’émergence du SOI profond dans l’expérience des mourants »
On le sait maintenant, lorsque la conscience du mourant se libère de la limitation de son corps physique, elle est souvent « transférée », de degré en degré, jusqu’à un niveau de grande liberté, où elle se trouve en présence d’une entité qui échappe à toute description, mais qui apparaît comme un « Être de Lumière » (selon le terme du Dr Moody), rayonnant de Sagesse et d’Amour :
- une « Présence », qui connaît tout de l’âme qui la découvre, et qui l’accompagne dans la revue complète de l’existence terrestre qui semble vouée à se terminer à ce moment,
- une « entité », qui accorde une sorte d’Omniscience (concernant les secrets de l’Univers), lors d’une vision « prospective » de l’avenir qui attend le « revenant de la mort ». Parfois la vision « prospective » est élargie à une vision « rétrospective », passant en revue des incarnations passées, etc.,
- et, finalement, un guide, un compagnon compatissant, qui renvoie l’âme sur la terre dans le but de s’accomplir – de répondre ainsi à ce que sa vie attend d’elle.
Refuserait-on à cet « Être de Lumière » (que des auteurs, très informés du sujet, ont qualifié de « divin », comme Kenneth Ring) la qualité de daïmôn, ou de génie propre de l’âme humaine, dans le secret de son existence intime ?
Un « génie », toujours présent jusqu’à l’heure dernière, qui ne condamne pas le pêcheur pour ses fautes, mais l’invite à la Sagesse, à l’Amour, pour accomplir sa vie !
Le véritable daïmôn divin, est le messager de l’Amour de la Vérité et de l’Amour des Hommes, qui n’a rien à voir avec l’affection érotique, turbulente, qu’agite les passions.
C’est le messager de la véritable, φιλία (philïa), « l’Amitié », c’est-à-dire, de la vraie fraternité des hommes, qui sert brièvement de conclusion au Livre de Jamblique.
Notes
(1) A l’origine, pour Platon, les âmes ont été « spectatrices du cortège des dieux » (Phèdre, xxviii-xxx)
(2) En dehors des grands sages, comme Jésus, obéissant à « la voix du Père », on peut citer le cas de Gandhi, qu’une voix très claire a décidé à faire un choix crucial, dans une situation problématique.
(3) On pense aux « Platoniciens de Cambridge », tombés dans l’oubli de nos jours.
(4) Donc : au fil d’incarnations successives.
(5) Traduction d’un article de l’Aryan Path, Bombay, juillet 1931
(6) Qui pourrait être évoquée par Jésus dans ce verset de Matthieu, 18, 10 : « Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits : car, je vous le dis, leurs anges aux cieux voient constamment la face de mon Père qui est au cieux ».