L’Ami éternel et les frères disciples

Dans la ronde incessante des jours, des années qui s’enfuient, les hommes regardent, lassés, la fuite des heures, incapables de retenir ce qui a fait, peut-être, le charme, le parfum des jours disparus ; l’AMITIÉ. Nous allons tous vers l’inéluctable fin de notre vie terrestre, car « ce qui est né doit mourir », sans essayer de garder en nous le dépôt sacré de l’Amitié.

Et pourtant, comme le disait H.P. Blavatsky, c’est dans cette vie que les « amitiés sont nouées pour l’éternité », car « ce qui est mort doit renaître » !

Nous cherchons des amis et nous ne les trouvons pas ; ou si nous en trouvons, nous les abandonnons parce que leur caractère ne nous plaît pas. Essayons de comprendre les devoirs de l’Amitié, selon les Principes de la Religion-Sagesse.

Le choix des amis est un art difficile. Il y a des amitiés célèbres qui semblaient être nouées pour l’éternité et qui se sont rompues sous la poussée des courants tumultueux de la vie passionnelle. Au début d’une amitié, nous disons à celui ou à celle que nous aimons : « Tu es mon seul Ami » ! Mais, que viennent les troubles, les reproches, le « seul Ami » disparaît de notre horizon. Nous avons exigé de lui des vertus héroïques que nous ne possédions pas nous-mêmes, ou nous n’avons pas su voir en lui les qualités qui s’y trouvaient.

Pythagore, dans les Vers Dorés, disait :

Choisis pour ton ami, l’ami de la vertu ;
Cède à ses doux conseils, instruis-toi par sa vie,
Et pour un tort léger ne le quitte jamais.

Ces vers nous montrent toute la grande symphonie de l’Amitié, celle basée sur l’Amour qui soutient, protège, réconforte et donne, et non sur la fragilité d’un amour sentimental qui prend sans donner.

L’Ecclésiaste nous donne une autre leçon sur l’Amitié : « N’abandonnez pas le vieil ami auquel le nouveau ne ressemblera pas ». Les amitiés saintes sont rares. Elles sont les fruits du Temps. Il faut avoir vieilli dans l’amitié et dans la pratique des plus nobles vertus pour apprécier l’ami, le compagnon de route de la vie. Le « vieil ami » est celui qui a souffert avec nous, qui s’est réjoui avec nous, qui s’est avancé avec nous vers l’Idéal de la Sainteté et du Service. Alors seulement pouvons-nous lui dire gravement : « Tu es mon seul ami ».

Mais, qui peut se faire gloire de posséder une telle amitié ? Celui qui a été à la rencontre du SEUL AMI qui est dans le cœur de tous les hommes. Oh ! Certes, il est bien difficile à trouver cet Ami, ce Compagnon Éternel. Il faut abandonner beaucoup de choses pour Le rencontrer. Le rencontrer ! Pouvons-nous imaginer ce que peut être cette Rencontre ? La rencontre du SEUL AMI, c’est le moment solennel où nous sentons en nous le Pouvoir de la Vie. C’est la grande Conversion de l’homme au Dieu intérieur. Elle s’accomplit dans tout être qui a dit un adieu définitif à la vie ordinaire pour vivre la vie extraordinaire de l’Esprit. Cet adieu peut venir lentement ou soudainement, mais il est toujours accompagné de souffrances : la douleur de celui qui chasse l’Ombre pour se revêtir de Lumière. Ceux qui ont accepté d’entrer sur le « champ de bataille » d’où l’on ne revient plus, car il faut vaincre ou mourir, savent que la « lutte entre les vivants et les morts », entre le Moi Divin et le moi inférieur, est une lutte sévère, sans merci. Cependant, elle seule conduit à la Rencontre du SEUL AMI.

Lentement, lentement, dans cette métamorphose, l’Ombre s’évanouit. Une faible lueur jaillit. Elle fait fondre déjà les glaces qui se sont amoncelées dans les hivers du cœur… La Lumière grandit, et la suavité de la Paix enveloppe l’Âme. Tels sont les signes annonciateurs de ce qui vient. L’Âme, dans une ardente élévation, veut davantage. Elle s’avance au-delà de ses désirs, de ses émotions, au-delà même de ses pensées. Une transformation s’opère en elle. C’est un réveil, c’est aussi une plénitude : l’AMI est descendu dans le Sanctuaire de l’Âme. La Rencontre à eu lieu. L’Âme se voit investie d’une force nouvelle, et dans l’aspect inférieur de son être, c’est l’apaisement : la Lumière a refoulé l’Ombre. Cette dernière reviendra encore, car grand est son pouvoir, mais, pour l’instant, elle est vaincue, et l’Âme peut goûter la félicité sans mélange de l’Ami, du SEUL AMI.

Alors, nous pouvons comprendre ces mots de la Gîta, quand Shri Krishna nous dit : « Je suis la voie, le soutien, le seigneur, le témoin, la demeure, le refuge, l’ami. » Oui, Krishna, le Seigneur Mystérieux dans le Cœur, est bien l’AMI qui aide qui réconforte, qui nous soutient dans les heures d’angoisses. Il est le Seigneur qui comprend, car Il est la Sagesse. Il est le Seigneur qui pardonne, car Il est la Loi Miséricordieuse qui ajuste l’effet avec la cause. C’est à Lui que nous devons aller durant chaque heure qui s’écoule : le matin en nous éveillant, dans la journée au cours de notre travail quotidien, le soir quand tout s’apaise et s’endort. Et c’est Lui qui nous fait comprendre qu’Il repose dans tous les cœurs, qu’Il est la sève éternelle dans l’Arbre toujours vert de la Vie, et Il nous murmure ces mots déjà entendus et souvent incompris : « Tu aimeras les hommes comme s’ils étaient tes frères-disciples, les élèves d’un Maître, les fils d’une douce mère »[1].

« Les Frères-Disciples », les « élèves d’un Maître » !... Quels sont-ils ?

Les Frères-Disciples sont ceux qui gravissent le Sentier de la Sagesse, sous l’observation des Grands Gourous, des Maîtres de Compassion. Ils ont appris et ils apprennent continuellement que ce qui blesse l’un affecte l’autre. La souffrance d’un compagnon réagit sur le cœur de tous les autres compagnons. Ces frères-disciples s’efforcent, dans toutes les circonstances, de s’éviter entre eux l’ombre la plus légère, celle qui pourrait obscurcir le sentier d’un autre. Ils ne se critiquent jamais. Ils vivent dans la coopération en vue du dur et noble travail à accomplir ; celui de transmettre les vérités éternelles. Ils sont charitables envers leurs faiblesses. Mais les fautes commises sont redressées avec un amour juste et fort par les plus sages. Car, l’amitié entre les frères-disciples n’est pas de la sentimentalité, mais elle est soumise à une obéissance absolue à la Loi du Devoir, aux règles immuables de la Vie Spirituelle, obéissance qui ne connaît pas de favoritisme. Enfin, les frères-disciples ne recherchent pas la gloire personnelle. Ils font le travail du Maître, sans souci de la louange. Ils étudient inlassablement le Message éternel. Ils accomplissent leur tâche dans n’importe quelle condition, mauvaise ou bonne : dans la maladie comme dans la santé, dans les soucis journaliers comme dans les facilités de la vie, dans la pauvreté comme dans la richesse. Ils savent travailler dans le moment présent, sans attendre des occasions plus favorables qui ne viendront peut-être jamais dans cette vie. Et leur plus grand sujet de joie est de trouver dans le monde non pas celui auquel ils peuvent dire : « Tu es mon seul Ami », mais ceux auxquels ils disent : « Vous êtes mes seuls Amis » ; c'est-à-dire le plus grand nombre  possible d’êtres, tous ceux qui sont susceptibles d’aller à la recherche du SEUL AMI qui est dans le cœur. Telles sont quelques-unes des caractéristiques des Frères-Disciples, des élèves des Maîtres de Sagesse : celles que nous devrions essayer de posséder.

Seuls ceux qui ont déjà gravi tant soi peu les premières pentes de la Montagne sainte, l’Himavat sacré, peuvent comprendre combien ces liens entre les Frères-Disciples du Sentier sont des liens éternels et bénis, liens cimentés par la souffrance, la joie et le service. Sur ces choses, le silence est mieux. Il faut les vivre.

Ainsi, nous voyons que le saint trésor de l’Amitié humaine n’est que l’écho de l’Amour Divin de l’Âme pour le Seigneur Immortel : Ishvara, Dieu en nous, Krishna, le Christ ! et quand nous irons vers nos amis, ou quand nous les recevrons dans notre demeure, car celle-ci doit être pour tous un refuge de paix – essayons de donner, car ce que nous avons appris dans le silence, donnons-leur sans réserve l’amour qui aide, la sagesse qui soutient, et la miséricorde qui donne la confiance. C’est peut-être le seul moyen pour nous de trouver dans nos amis le SEUL AMI, et pour les aider eux-mêmes à Le découvrir.

       KRISHNA  DASA. [Article publié dans la revue Théosophie, VIII, n°10]

[1] La Voix du Silence.