Les sphères endormies – Jasper Niemand – Deuxième partie
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2ème Partie
Le Messager m'avait avertie : après avoir ainsi perçu la vie du Devachan, pour ainsi dire de l'extérieur, il me faudrait aussi vivre l'expérience directement. Cette prédiction se réalisa promptement. Avant d'entrer dans le récit de ce qui m'est arrivé, je dois clarifier les deux points suivants.
1. Ce que j'ai vécu cette seconde fois fut ma propre expérience et non pas celle que pourrait faire toute autre personne, quant à ses détails. Car l'acte de dissolution, ou de séparation, qu'on appelle ''la mort" varie dans sa spécificité selon les individus ; il en va de même avec les expériences post mortem. Tous les individus meurent, tous traversent le "kâma loka" (la sphère des désirs), tous ont quelque chose comme une expérience de Devachan, même si les êtres au mental purement matérialiste ne font que la traverser dans une sorte de sommeil sans rêve. Mais les détails particuliers du vécu de la conscience diffèrent avec chaque âme humaine (Manas) après avoir rejeté un corps. Il y a, pourrait-on dire, autant de sortes de mort qu'il y a d'âmes, et non pas une seule expérience stéréotypée pour toutes. Pourquoi cette variété ? Parce que ce n'est pas du tout "la mort", en fait.
Si nous ne vivions qu'une seule existence mortelle, pour finalement mourir - selon la croyance ordinaire - I ‘acte de la mort pourrait bien être le même pour tous. Mais, étant donné que l'âme humaine choisit tantôt la vie objective et tantôt la vie subjective - tantôt en créant son propre monde céleste et tantôt en choisissant son propre domaine de vie et d'expérience terrestre - nous pouvons bien comprendre que, même si tous les êtres passent les portails qu'on appelle la naissance et la mort, les méthodes et les péripéties de ces passages doivent différer dans chaque cas. Plus tard, il m'est arrivé d'obtenir une connaissance d'autres formes différentes de mort, et d'expériences posthumes, dont chacune était caractéristique d'un type donné d'individu ou, plus exactement, d'âme humaine.
2. En second lieu, ma propre expérience - la première de ce genre - que je vais raconter maintenant, fut pour moi parfaitement réelle. Pendant que je la vivais, je ne l'ai pas comparée à ma précédente vision des '`Sphères endormies", ni à rien d'autre. J'étais entièrement plongée dans l'expérience. Je ne l‘ai pas appelée "Ia mort". Je ne savais pas que ce fût "la mort" - je l'ai vécue. J'étais identifiée à l‘expérience. Je l'ai perçue absolument comme une plénitude de vie jusqu'alors insoupçonnée - que je n'avais jamais entrevue, même dans mon imagination la plus vive, dans mon rêve le plus intense et lucide.
Cependant, notez bien ceci : même si j'ai pu perdre de vue certaines choses sans importance, à aucun moment je n'ai oublié le fait essentiel de l'Ego - le sentiment de mon identité profonde. J'étais pleinement consciente que le sujet qui vivait cette expérience c'était moi. - mon Je. Cela peut paraître une façon maladroite de dire que ma conscience - purifiée et élevée comme elle l'était, ainsi que dilatée - identifiait encore le foyer de toute cette perception au "Je". En d'autres termes, je savais parfaitement bien, pendant tout ce temps, que j'étais - moi-même - en train de vivre cette vie nouvelle, et si belle. En définitive, tout en percevant l'identité de l'Être, l'identité des âmes, ma conscience n'a jamais franchi le seuil de la Toute-Conscience, qui est comme le Tout-en-tout et ne connait aucune séparativité.
Ce fait seul démontre que cette expérience de Devachan ne représente pas l'état le plus élevé, mais une phase d'existence subjective de l'Ego individuel supérieur (13). Ce n'est donc pas la condition impersonnelle, non séparée [= non dualiste] du Soi Divin et Supérieur, qui est un état de l'Ego devenu divin, et qui n'a rien à voir avec une expérience de forme ou de corps.
Ce Soi Supérieur est en fait un état de la Sphère (14) de l'être, et peut être vécu pendant l'existence du corps physique [= par le yogi entraîné], alors que l'expérience de béatitude que j'ai connue est bien différente de cet état sublime.
C'est seulement une fois revenue à la conscience ordinaire que j'ai pu comparer les deux événements (15) retracés dans les deux parties de cet article. Je pourrais les résumer ainsi :
1ère partie : la vision (en quelque sorte, de l’extérieur)
2ème partie : le vécu (de l’intérieur).
Ou l'opposition entre voir et être.
Ayant fait ces deux formes d'expérience de la mort, j'étais à même de compléter l'une par l'autre, en établissant les correspondances entre "voir" et "être'', pour chaque phase. Par exemple, je compris ultérieurement ce qu'un changement de couleur, dont j'avais été témoin la première fois, pouvait impliquer dans l'expérience de Pensée que j'ai traversée plus tard.
Il me paraît très difficile de dire clairement ces choses. Peut-être le mieux sera-t-il de raconter d'abord tout ce que j'ai expérimenté, pour comparer ensuite les deux approches, d'observation extérieure (= "voir") et de vécu intérieur (= "être.'). Ainsi vous suivrez l'itinéraire que j'ai suivi moi-même : si je devais m'arrêter aux différents points de mon récit pour faire des comparaisons, l'unité même de l'expérience en serait perdue et il n'en résulterait que confusion.
Pour commencer, je dirai que, lors de cette seconde approche de la mort, les amis qui m'entouraient ont pensé que j'étais vraiment décédée. Il n'y avait plus aucun indice de vie observable par un médecin qualifié. Le corps, devenu rigide, le resta pendant des heures et tous les autres signes de la mort étaient apparents. Aussi, tous ceux qui avaient pour moi de l'affection vécurent-ils pour leur part cet événement d'une façon déchirante, en pensant que l'âme aimée avait encore disparu à leur vue, pour s'envoler sur les ailes de l'air ; et qu'on pourrait peut-être la rejoindre mais qu'elle ne reviendrait jamais. Ainsi, l'heure était au deuil et à la douleur ; tous versaient des larmes sur moi, alors que moi, au contraire, j'étais avec eux, dans une plénitude de vie jamais entrevue. Consolez-vous donc, vous qui pleurez, car vous êtes seuls à souffrir dans votre aveuglement : pour ceux qu'on appelle les morts, il n'y a qu'une joie sans mesure, d'où n'est exclue aucune âme bien-aimée et que n'assombrit aucun sentiment de perte.
Reprenons donc au début de cette expérience : on venait de m'étendre sur mon lit, sous le coup d'une soudaine défaillance cardiaque. Je souffrais horriblement, agitée de convulsions et de chocs nerveux qui vibraient dans le tréfonds de mon être, et j'avais dû fermer les yeux. Une voix, que j'aime et que je connais bien, semblait me parler de loin en pénétrant dans mon cerveau à travers un épais brouillard, semblable à une nuée qui m'enveloppait et m'oppressait. Les mécanismes de mon cerveau devaient lutter contre ce brouillard envahissant qui paralysait les mouvements de la pensée sous un poids presque matériel. Impossible de répondre. Mais la voix parla de nouveau, avec un accent si implorant, si insistant, que je fis un effort extrême - à ce qu'il m'a semblé.
Mouvoir ma langue, lourde et gonflée, il n'en était pas question ; aucun son ne pouvait sortir de ma gorge - pas un muscle, dans tout mon corps, ne se décidait à répondre à ma volonté. Une nouvelle fois, Ia voix se mit à me supplier, avec tant de chagrin que cette douleur extrême de l'être aimé me fut intolérable. Je fis encore un effort désespéré ; j'eus l'impression de me tordre dans des convulsions, de me battre avec tout mon corps, et cependant, à ce qu'on m'a affirmé plus tard, aucun mouvement n'était perceptible. Pourtant, à la fin, je réussis à ouvrir les yeux, pour voir des yeux, graves et sombres, qui plongeaient avec ferveur dans les miens, un regard plein de la lumière de l'âme. Et puis, je ne vis plus rien. Un souffle profond me traversa tout entière et me quitta. Et à ce moment, je tombai dans le monde de la Pensée (16). Pour celui qui était à mon chevet, il était clair que je venais de rendre le dernier soupir, et de "mourir".
Pour moi, il en allait tout autrement. Ce regard des yeux que je connaissais si bien déclencha en moi un profond enchaînement de Pensée où je ne tardai pas à me plonger, à m'immerger entièrement. Ce fut d'abord une préoccupation pour la douleur du compagnon aimé. Et le désir ardent me vint de soulager cette détresse. Ce vœu déclencha la pensée que notre philosophie [= la Théosophie] - que nous avions essayé de vivre et qui avait été comme un guide dans notre démarche - ne manquerait pas de jouer bientôt son rôle et couper court à tout deuil, à tout chagrin. Alors, d'une façon très naturelle, me revint le souvenir des moments où ces enseignements spirituels nous avaient déjà soutenus ; puis je me mis à évoquer le temps lointain où je n'avais pas encore entendu parler de cette philosophie. Cette pensée eut, pour ainsi dire, l'effet brutal d'un ressort qui, à peine effleuré, déclenche l'ouverture d'une porte dissimulée à la vue : la totalité de ma vie écoulée jaillit par cette porte ouverte du cerveau, et fut passée en revue devant moi.
Je revis les jours de mon enfance, insouciante, inconsciente, pleine des plaisirs de la nature, avec la joie de vivre, de courir ; et la compagnie de toutes les créatures - les humains, comme moi-même, et les chers animaux qui comprenaient si bien la vie des enfants, à ce qu'il me semblait. Il y avait là le petit peuple d'un monde que seuls perçoivent les enfants. Puis lentement, l'intelligence s'ouvrait de plus en plus à la plénitude de la Nature : le panorama des cieux prenait un sens, le son et la couleur faisaient en moi une entrée majestueuse, en accordant de riches délices à ma conscience qui s'éveillait, tout en ressentant avec une certaine angoisse la montée de la froide raison.
La fillette que j'étais commença à se sentir à l'écart de la Nature, à l'écart aussi de ses semblables dont les paroles n'étaient pas en accord avec ce qu'elle pensait. Incomprise, sa petite vie lui semblait mal interprétée par les autres, détournée de son vrai sens : tout ce que pensent les enfants n'était, disait-on, que sottise. La "vie" c'était bien autre chose que ce qu'il en apparaît au cœur innocent de l'enfant ! Presque tout ce que percevait la claire vision d'un petit être n'avait aucune existence pour les sages grandes personnes, qui ne comprenaient pas, qui ne voyaient pas ; ce n'était pour elles que divagation de ces garnements ! Et s'ils s'y entêtaient, il convenait de les châtier comme pour un mensonge. Il fallait donc que la fillette se conforme aux idées reçues, ou subisse des punitions. C'est ainsi que les enfants souffrent à l'instar des pionniers de la Vérité.
Dans ce jeune âge, mon cœur et mon mental étaient dociles : ils s'appliquèrent à croire ce qu'on leur imposait - avec quelque succès. Mais alors quoi ? Qu'arriva-t-il dès lors ? En se développant, le mental observa que les adultes n'agissaient pas selon leur croyance - du moins d'après ce qu'ils en professaient. Il apparut en somme que penser était une chose et faire une toute autre chose.
Et une redoutable question se posa à mon cœur d'enfant. Il se dit, tout au fond de lui-même, dans son interrogation : "Que faire ? Faut-il penser juste, ou agir juste ?" Et puis : "Si je dis ce que je pense - et si je le fais - je suis vilaine. Mais si je fais ce qu'on me dit, et si je répète ce qu'on m'enseigne, je suis sage. Et je voudrais – oh ! comme je voudrais être sage ! Mais je ne comprends pas - et tout ça n'est pas vrai pour moi ! Et même si je fais ce qu'on me dit, il faut bien que je pense - et alors je suis encore vilaine !" C'est ainsi qu'un sentiment brûlant de culpabilité naquit dans mon cœur d'enfant - que je ne pouvais définir, ni nommer. Rien qu'un cri, très étouffé, d'appel à la justice et à la lumière.
Mais la Nature se fatigue. Un enfant ne peut pas faire face aux vagues d'une marée qui l'entoure : céder est plus facile pour une nature plastique, encore non modelée ; la persistance dans le combat n'est pas pour le jeune être. Ainsi donc, comme je l'ai dit, il cède, ou plutôt il tombe dans l'épuisement. Et bientôt vient le tournant fatal, le moment où le mental sensoriel en cours d'éveil, découvre la vie des sens et du plaisir, où il goûte ces expériences, les comprend et en jouit. Et alors s'impose la terrible leçon : s'obliger à penser à ce sur quoi on n'a pas d'action, à croire des choses qui n'ont rien à voir avec notre vie. Odieuse leçon, qui fait accepter le divorce entre la Pensée et la Vie, dans le seul but de préserver son honneur personnel, qui ne tolère la vérité que sur des événements objectifs, et force à plus priser un beau discours qu'une vie vraie, une âme vraie. C'est donc cette leçon de perroquet que j'ai dû apprendre (et bien apprendre) parce qu'elle facilitait la vie, et éloignait les tracas.
Alors, à cette fillette, il devint indifférent de vivre un mensonge, de dire des prières dépourvues de sens pour elle, à un Dieu qu'elle ne comprenait pas et dont elle cessa de se soucier, comme un enfant rejette tout ce qui n'est pas vital et nécessaire pour sa nature intérieure et qui s'oppose à ses idées de justice - de cette justice qui a tant de prix pour lui, et à laquelle nous, les adultes, pouvons presque toujours faire appel.
Les yeux de mon mental s'ouvrirent ; ils acceptèrent la douleur, la cruauté, le mal fait aux autres ; ils découvrirent que personne ne s'en souciait beaucoup, que la majorité des gens évacuaient tout ça de leur pensée - que ces choses arrivaient par le décret d'un Dieu infiniment sage, bon et aimant, à titre de punition.
Pourtant, tous les crimes n'étaient pas punis. Mon esprit d'enfant se rendit compte que certains d'entre eux étaient récompensés par le monde - et que ce Dieu fermait les yeux à leur sujet. Il ressentit tout cela - sans raisonner. Et il se rebella. Il se rebella contre ses maîtres, contre les livres, contre l'injustice ; il réclama d'être compris, il exigea de comprendre. Certes, la fillette était entourée d'amour, mais cet amour ne pouvait la tranquilliser : elle voulait savoir. La clef de l'énigme lui manquait. On lui dit qu'elle pensait trop, on la renvoya à ses jeux. Et comme tous les enfants, elle se mit à jouer, tout en ruminant ses questions. Comme tous les enfants, elle garda le silence, car - c'est l'une des premières leçons qu'ils apprennent - le silence est pour eux le grand refuge pour échapper au mépris, à la moquerie, aux rebuffades. Ainsi, pour la première fois, s'enseigne l'hypocrisie à l'enfant, qui découvre que le seul droit de protection qui reste à l'homme réside dans les "apparences`'.
Cela ne m'empêchait pas de me questionner, de rêver. Et puis, tout d'un coup, l'espace d'un jour ou d'une nuit, ce fut un grand changement : l'existence matérielle se montra sous ses plus brillantes couleurs, avec ses plus douces séductions. L'enfant que j'étais s'est précipité dans le tourbillon de la vie, en oubliant dans le plaisir le besoin de comprendre. La vie se dressa avec tous ses charmes, excitante et pleine d'étranges choses. Oh oui ! Ce fut une précipitation de mort, et de joie et de passion, et d'expériences nouvelles, d'amours et de haine, et toute la palette délicate des sensations pour l'oreille, l’œil et le goût. Dans la Pensée aussi il y avait du plaisir - Pensée d'Art et de Poésie, amour des rêves et idéales espérances, pêlemêle dans le tourbillon d'une fantasmagorie toujours changeante. Puis vinrent des chagrins, avec encore quelque chose de doux après trop de réjouissances. Et puis de la joie, comme remède à l'affliction. Tout était neuf et intéressant - tout sauf, parfois, un court instant, comme un clin d'œil, un souffle pour ainsi dire, un je ne sais quoi qui figeait et glaçait le sang, et paraissait tout flétrir, en donnant l'impression, l'espace d'une seconde, que rien ne valait la peine parce que rien ne durait.
Mais plus tard ce fut un nouveau serrement de cœur quand l'être, devenu plus âgé, se rendit compte avec horreur que cette situation était faite pour durer. Fatigué de tout, il était passé d'une chose à l'autre. Quelle terrible perspective de penser que telle ou telle expérience allait durer et se prolonger encore !
Ainsi, sous mes yeux, se succédèrent les vagues de la vie, dans un flash rapide de Pensée. Également, je revis distinctement des scènes de danger, de maladie, de perte. Il y eut ces moments de détresse où le cœur voit mourir ses êtres chers, sans pouvoir les suivre dans l'invisible, sans être assuré de la moindre espérance. Et puis ces instants, non moins terribles, où l'on découvre l'indignité et la fausseté des choses et des gens qui avaient notre confiance. Vint aussi la mort de tel ou tel idéal qui avait éclairé la vie. Et par-dessus tout, en filigrane dans ce panorama, la présence sinistre de l'irréalité de cette fantasmagorie, le sentiment de fausseté de la totalité de la Vie. C'est alors que l'âme avait cherché un être divin - "un Dieu quel qu'il soit pour entendre son cri". Un appui réel pour s'y reposer. C'était en vain que le monde que connaissait l'âme se laissait prendre au changement, et à l'incroyance - il n'y avait rien de réel qui méritât qu'on vive et qu'on meure en s'y conformant. Lentement, un échelon après l'autre de l'échelle de la Vie fut ainsi gravi et, à mesure, la soif de découvrir une vraie réalité devient plus grande, farouche, brûlante, intolérable, affolante même, jusqu'au point où...
Ah ! les premières lueurs de l'aube bénie où l'âme se trouve elle-même ! Oui, ici même, au fond du cœur et au-dessus du mental, il y avait, à n'en pas douter, quelque chose de réel et de vrai. Une sorte d'enseignement spirituel, peut-être, qui donnait l'explication de cet écheveau embrouillé de la Vie. Une vérité découverte dans la douleur noblement supportée pour les autres. Une vérité apparue dans le devoir accompli simplement pour lui-même. Une vision entrevue de l'Amour laissé en liberté un moment par le moi - un Amour tourné vers le monde, qui donnait, donnait, et donnait encore. Mais quelle importance ? L'essentiel n'était-il pas que le cœur qui avait cherché une vérité, un haut compagnonnage, venait de les trouver ? Il aspirait toujours à un idéal dont l'intellect niait jusqu'à l'existence. Le cœur avait prophétisé la Beauté que le mental était incapable de découvrir. Et pourquoi ne pouvait-il trouver cette Perfection ? Pour une raison bien simple - qui, malgré sa simplicité, a déconcerté tour à tour des races entières de l'humanité : semblable au Janus à deux visages, le mental regarde en avant pour inspecter la matière, et en arrière pour pénétrer l'esprit - et son témoignage parle de dualité et non d’identité. Car le mental, qui fait les expériences et en relate le contenu, se limite à un monde d'effets, sa perception ne s'étend pas à la Cause, la Racine sans racine. Aussi le mental est-il incapable de découvrir de lui-même le sans-forme, car ce dont il procède, le Mental Universel, est la toute première Forme manifestée. Pour ce qui est doué de forme, toutes les choses ont une forme ; pour ce qui est spirituel, toutes les choses sont esprit. Or le Cœur de l'Amour est spirituel. Je ne parle pas de l'amour tel que nous le connaissons - ce n'est qu'une lumière réfléchie et déformée. Je parle d'Eros, le pur Rayon Unique. Dans le cœur de chaque être humain, on peut trouver son reflet, impollué et universel. Et c'est l'office même du mental, qui découvre en pionnier le monde objectif, de goûter expérience après expérience pour en offrir le suc au cœur, jusqu'au jour où ce cœur - comme une étoile qu'il est - se rappellera son ancienne splendeur et retrouvera cette claire évidence que l'on ne peut trouver la vérité et la paix dans un monde d'effets, qui ne sont que des reflets.
C'est ainsi que le cœur s'est éveillé en moi, en se débattant contre les vaines affirmations de la matière. Soudain, il découvrit qu'il était tout à la fois le coureur et le but de la course, l'œil qui voit et la chose vue. Il se trouva face à face à son Idéal, et comprit que tout ce qui y touchait était de la nature des causes - que l'Idéal était la seule Réalité. Alors, avec une infinie souffrance, il se dressa, se détourna du sentier du monde et un instant ferma les yeux du mental sur l'univers de matière ; il rejeta les rebuts sans valeur et la partie grossière de lui-même et s'efforça de retourner au Père. ''Chaque don, riche et pariait, vient d'en-haut, du Père des Lumières, refuge de permanence, d'où est bannie la moindre trace de changement". Le cœur tenta de gagner ce Père immuable, cette Lumière primitive "qui éclaire tout homme venant dans le monde (*)". Il n'y a pas de différence essentielle entre cette Lumière et le Mahâtma.
Ainsi donc, les diverses scènes de la Vie passèrent très rapidement devant mes yeux. Dans chacune d'elles, il me sembla que j'avais un choix (17). Il me parut qu'il fallait toujours décider entre l'esprit et la matière (18), entre les choses figées dans une forme et ce qui était informel, non formulé, entre ce qui allait dans le sens de l'évolution ou contre elle. Il me fallait en somme choisir entre la rigidité, Ia coagulation dans un moule bien défini, fermant à tout progrès, ou le refus de tout arrêt, afin d'épouser le toujours-vivant. Dans la majorité des cas, il me sembla trouver le vrai sens des diverses expériences se succédant au fil de cette longue, longue Pensée. Cependant, il y en avait, ici et là, dont la compréhension m'échappait. Je ne les avais pas goûtées suffisamment. C'était, semblait-il, comme si j'avais été trop tôt forcée de perdre le contact avec elle.
À peine cette pensée avait-elle pénétré mon mental (19) que la totalité de mon expérience se trouva scindée en deux. La première partie regroupait toutes mes impulsions élevées, mes claires intuitions et les plus beaux rêves visant au bien d'autrui : là, j'avais la tranquille certitude d'être sur le seul sentier où l'âme pouvait cheminer en s'élevant, la seule voie où l'attendaient sûrement pleine satisfaction et paix intérieure. Dans l'autre partie, il y avait comme une voix des profondeurs qui évoquait, dans un murmure, de grandes choses à accomplir, des honneurs à gagner, un grand savoir à atteindre dans le domaine de la vie, et je ressentais ainsi, dans tout mon être, comme l'éclair d'une impulsion à l'action. Il fallait que je me dresse pour agir, il fallait que j'obtienne avec tout un contact objectif, que j'administre la preuve de chaque chose et que cette démonstration soit accessible de l'extérieur, tangible, visible aux yeux du monde. À ce moment, j'eus l'impression que toute mon âme était prise dans une bataille, tiraillée entre les rangs opposés, entre ces deux parties d'elle-même. Et tantôt c'était l'action extérieure qui l'emportait, tantôt la certitude intérieure était le seul refuge digne de foi. Mes pensées s'échangeaient entre les deux pôles comme des éclairs.
Et puis, tout d'un coup, je sentis que je ne pouvais plus lutter : il fallait que j'aille dans le champ de la Vie, pour goûter, sentir et agir. À ce point, j'eus l'impression d'une sorte de flamme qui me balayait et me dévorait (20). Tous les désirs que j'avais pu avoir se précipitaient dans ma pensée. Des armées entières d'espérances et de projets, des myriades de désirs me harcelaient, me déchiraient. D'un mouvement de plus en plus sauvage, une insondable marée de besoins et d'appétits irrésistibles se mit à envahir mon être avec tumulte. C'était comme une interminable danse échevelée de la mémoire - une scène succédant à l'autre, une image à une autre image. Des germes de je ne sais quoi sortirent du néant et se mirent à courir en une folle agitation tumultueuse dans mon champ mental, au point que, par une extraordinaire fantasmagorie, terres et navires, étoiles et demeures humaines, hommes, femmes, créatures et anges, prairies et montagnes, fleurs, livres, pierres précieuses, aliments, fruits, vêtements, musiques, rêves, regards qui obsèdent et mains qui s'agrippent, visages innombrables, cieux, pacages et flores de tous les climats, guerres et silences, bannières et couleurs, espérances, craintes, alarmes, richesse, maladie, pauvreté, désirs, dangers, amours, haines, morts et vies, et tout ce que peut contenir le monde des formes - tout cela se mit à se bousculer dans ma pensée, en formant à l’instant comme un grand éclair éblouissant, qui tout à la fois tourmente et attire, recule et avance - au point que je voulais tout faire, tout ressentir, immédiatement, avec un formidable appétit insatiable, la voracité d'un animal de proie prêt à engouffrer d'un seul coup toute la Vie des sens.
C'était une faim qu'aucune expérience ne peut satisfaire, un intolérable besoin de me gaver d'expérience. Je brûlais du désir de m'étendre sur toutes les collines, de vivre dans toutes les créatures - d'être tout à la fois un millier, un million d'êtres humains, et d'éprouver la palpitation et le bouillonnement de l'intégralité de la vie par un million de voies différentes. Il me fallait impérieusement jouer tous les rôles, sentir, oui sentir, SENTIR, jusqu'à ce que chaque sens finisse par s'endormir, que chaque atome capable de sensation n'en puisse plus, tout en se sachant encore insatisfait tant que resterait un seul point de la Vie qui n'aurait pas été goûté, absorbé. C'était pour moi l'orgie du Désir. Et j'apprenais que le désir pour la Vie des Formes ne peut jamais cesser simplement en lui donnant satisfaction. J'étais dans les tourments du monde du Désir [Kâma-loka] (21) et tout le Désir du monde s'amusait de mon être.
Pas pour longtemps, toutefois. Quelque chose se leva (22) au fond de moi et donna l'ordre que cesse la folle bacchanale. C'était l'autre aspect de moi-même qui se dressait, majestueux et calme. Du foyer de paix, à l'intérieur de mon être, résonna, avec l'éclat d'un coup de trompette, la voix profonde du "JE SUIS" de l'âme. De même que se dispersent les miasmes brumeux à l'arrivée du soleil, ainsi s'enfuirent en tous sens les hordes du Désir à la venue du soleil de l'âme. C'était maintenant le besoin le plus profond de ma nature qui parlait. Le besoin d'être, et non le désir de faire. Affluèrent alors les rêves les plus nobles que j'aie pu nourrir, rêves de grands principes rendus tangibles dans le devoir accompli, revenant l'un après l'autre, pleins de grâce et de paix. Il me revint que ce qui m'avait toujours manqué, sans jamais le trouver, c'était la Paix. Et voici que ses portes s'ouvraient largement devant moi. Elle me pénétrait et, dans cette communion, elle devenait l'être de mon âme. Et là, je me souvins des Maîtres de la connaissance, des porteurs de Lumière. Me revint aussi la pensée de ['Âme universelle - le Maître suprême, l'Un. Avec cette pensée, le clair tintement d'une douce clochette fit résonner l'air et, des espaces invisibles, surgirent les Compagnons qui vinrent alors s'assembler pour contempler, au centre de leur cercle, le Symbole de l'impénétrable Obscurité, l'Étoile de l'Insondable indivisible, l'emblème mystique de L'Unité. Et là je repris conscience que j'étais comme une seule chose avec l'Âme et la Nature - au lieu d'en être séparée - et mon âme se prosterna devant l'Un, l'Unité, et adora la Vérité en silence. C'est ainsi que j'entrai dans la Paix.
Ce faisant, je me mis à rêver : j'étais devenue une Sphère endormie (23), paisiblement "suspendue comme un mince voile sphérique, d'une impalpable transparence laiteuse, sur un océan d'or et de lumière" car, sans le savoir, je m'étais dépouillée de toute forme de corps pour devenir ce qu'on pourrait appeler une "habitante" de la Sphère - et n'être plus que cette Sphère.
Ici, plus question d'agitation et de fièvre ; finis la turbulence du désir et le scintillement des pensées. Plongée dans une détente infinie, j'avais l'impression de reposer, dans une tranquillité parfaite. La Pensée était tout, rien que tout - et ma seule pensée était la Paix. Ainsi donc, j'étais la Paix -dans un état de l'être où penser c'est être. Alors lentement, apparurent et se déployèrent devant moi les aspirations les plus hautes de ma vie, les plus saintes. D'abord vinrent les êtres aimés que j'avais désiré avec ferveur connaître pleinement ; l'un après l'autre, je découvris complètement le soi de leur âme. Tout ce qu'ils avaient eu d'espérances et d'amours cachées se révéla devant moi, avec la limpidité du cristal. Ils m'apparurent tels qu'ils avaient aspiré à être et non tels que la vie les avait faits en surface. Avec le temps, il avait fallu qu'ils s'éloignent, certains sur la terre comme des humains, d'autres dans l'éther, comme des Sphères. Cependant, pour moi, il n'y avait aucune distinction ; tous étaient là, dans mon cœur ; chacun d'eux était moi-même. Image après image, le rêve s'épanouit dans ma conscience en fleurs délicates - et je goûtai chacune d'elles dans cette expérience, en m'en remplissant à satiété. Je veux dire par là que ma pensée demeurait longtemps fixée sur chaque noble idéal, et le pénétrait de façon vivante jusqu'au cœur. J'avais de la sorte l'impression d'assimiler chacun d'eux au point de devenir la pensée elle-même. Ainsi, j'avais eu le désir d'aider les opprimés (24) à se relever : je les vis défiler sous mes yeux, riches de leur expérience, merveilleux par leur endurance, portés à aider leurs semblables - comme des sauveurs de l'espèce humaine. J'avais aspiré au savoir ; les étoiles passèrent toutes devant moi, en me donnant leur secret pour le bien des races futures. Comme le voyageur dans le désert ne pense qu'à l'eau, j'avais eu soif d'un fraternel partage avec les vrais compagnons sincères et inébranlables de l'Ordre de la Douleur. Et voici qu'ils étaient en moi, comme les fibres de mon être, et ensemble, unis par une chaîne de sainteté que rien ne pouvait rompre, nous étions à ouvrer pour les millions d'individus destinés à naître. De Grandes Âmes nous aidaient. De Grands Esprits nous traversaient. De Grandes Pensées prenaient forme en nous. Nous allions dans le devenir. Et à nos yeux, dans ce devenir, se révélait finalement la grande Vision. L'homme ne la connaît pas. L'œil physique ne l'a jamais vue. Le mental est impuissant à la nommer. Elle est. À ce moment les sphères argentées s'arrêtèrent, prises d'un tremblement sacré : elles ouvrirent leurs voiles d'azur et semblèrent s'unir entièrement à l'Inconnaissable, prises dans leur rêve de la Vision mystique du Graal sanctifié et béni, la Vision de l'Humanité rachetée et devenue divine, le rêve de la multitude redevenant l'Un.
Je n'ose pas en dire plus. Je ne le pourrais, même si je le voulais. Mais vous, mes compagnons, sachez bien ceci : pour l'être, la plus haute réalisation du Monde Céleste est un rêve du Soi privé de soi. Là, nous ne sommes rien [en tant que moi conscient de son importance] ; nous nous sommes évanouis. Dans cette vie-là, sous son meilleur aspect, il n'y a qu'un but en vue ; parvenir à retrouver l'unité pour ceux qui ont souffert le drame de la séparation ; réaliser la paix pour l'ensemble de tous les mondes. Personne n'est près, personne n'est loin. Chacun et tous sont, tous reposent dans la totalité de la nature, une, indivisible et en paix. Il est sans importance qu'une âme bien-aimée soit à souffrir sur la terre ou dorme tout près, comme une sphère qui chante : pour le rêveur du monde des Sphères, tous sont lui-même, en paix avec lui-même.
Me demandez-vous, mes frères, ce qu'il en est des êtres demeurés à peiner sur la terre des douleurs ? Et des cruelles injustices qui s'y perpétuent ? J'admets que nous n'en avons pas conscience dans le Monde du Ciel, lequel, pour nous, ouvre à la réalisation de tout ce qui est mûr, bon et juste. Aussi, bien que nous ayons bien mérité ce rêve de paix - ou tout autre état de félicité auquel nous pouvons accéder dans ce Pays de Rêve - il me faut déclarer que ce Monde du Ciel est encore un état où règne le sentiment du Soi individuel. Aussi beau qu'il puisse paraître, de l'extérieur et de l'intérieur, cet état n'est encore qu'une phase d'assimilation de nos rêves les plus élevés. C'est donc le piège subjectif le plus subtil pour les âmes. L'Être, Soi-existant, reste inaccessible dans cette expérience de repos bien gagné.
Bien que les pensées que j'ai évoquées plus haut se soient enchaînées pendant un certain temps, elles finirent petit à petit par perdre toute forme (25). N'oubliez pas qu'à ce stade ma Conscience était uniquement concentrée dans la Pensée. Ce monde de la Pensée était toute ma vie, où j'agissais et existais. Pendant une certaine durée de l'expérience, ces pensées avaient été bien définies, comme des réalisations de ce que j'avais nourri d'espérance et d'idéal. Ainsi, pour prendre un exemple, je dirai que dans la vie terrestre objective j'avais eu des liens d'une force probablement exceptionnelle avec un certain nombre de personnes qui toutes, dans des voies diverses, travaillaient à un commun idéal élevé. Sans doute, sur terre, différions-nous souvent - et parfois de façon très marquée - mais le lien et l’Idéal n'en étaient pas ébranlés. Eh bien ! au début, dans ce Monde du Ciel, je sentis, comme une réalité, Ia présence de chacun de mes camarades en particulier ; ceux que je connaissais le mieux communiquaient, par cette apparente proximité, une profonde douceur à ma Pensée. Mais progressivement, il se fit que je devins moins consciente de l'identité spécifique de ces amis avec moi-même et plus consciente de l'Idéal même que nous avions partagé. La pensée de cet Idéal se déploya au point de s'étendre au-delà de tout ce que vous pourriez concevoir ; et ce noble Idéal embrassa tous les pays, toutes les vies, tous les peuples et toutes les créatures, nées ou à naître.
À mesure que s'épanouissait cette belle Identité, il semble que la Pensée se soit élevée, avec une pureté et une harmonie indicibles, vers chaque mode possible de conception universelle, afin de réaliser l'unité en tout. À ce niveau, les mondes et les êtres devinrent tous des amis de ma Pensée : je me mis dès lors à obtenir la connaissance - imaginez cela, mes frères ! - sans l'ombre de la discorde, ou de la séparativité. Il n'y avait plus de ces formes de peur qui nous empêchent de nous voir les uns les autres, plus de ces masques cruels que la Vie nous force à porter - ces corps qui nous dissimulent dans leur enveloppe, comme autant de barrières entre les âmes. Vous tous, je vous ai vus tels que vous êtes, Immortels, héritiers et régents d'un Royaume qui n'a pas été érigé par des mains physiques. Même nos ennemis n'étaient alors que des aspects plus graves de notre soi. Nous atteignions l'Identité dans la différence, Ia similitude dans la distinction ; nos âmes se contemplaient mutuellement et, d'un élan ineffable, nous allions communier dans l'ldéal.
Passé ce moment indicible, les termes de la conscience se modifièrent. Les lois universelles commençaient à être apprises (26) ; Ia connaissance inatteignable devenait plus proche. La Pensée s'exprimait maintenant en nombre musicaux ; plus tard, ce furent des sons, pleins d'une signification à jamais inaccessible à l'oreille humaine ; et finalement, des couleurs, vivantes, mystiques, merveilleuses - chaque couleur exprimant une Idée spirituelle, dépourvue de forme. Et tout cela était moi-même, vous-mêmes, un seul et unique Ego plongé dans le ravissement. Malgré tout, [comme je l'ai dit au début], je n'ai jamais perdu le sentiment de l'individualité ; la goutte d'eau était encore distincte de la mer étincelante. De même, je connaissais chaque âme aimée, et quand j'en vins à aimer toutes les âmes - et que chacune était pour moi comme ma propre Pensée - je conservais encore une conscience distincte et séparée de chacune. Et cependant, toutes n'étaient qu'une Pensée unique.
En rêvant ainsi, la Vérité se déployant dans des teintes semblables à des fleurs, j'eus l'impression de m'enfoncer de plus en plus dans un monde pur d'idées vivantes (27), un monde sans forme, calme, mais riche d'un immense pouvoir que je ne saurais décrire. Ce fut alors une période d'immersion profonde de la Pensée.
Après cela, je ne peux dire comment se manifesta d'abord la cause qui finit par mettre fin à mon existence de rêve. Il me semble que je me suis mise à sentir vaguement, mais avec un certain trouble, que tout ce que je savais n'était encore que l'effet d'une Cause qui demeurait insaisissable. Rien n'existait en soi et par soi. Tout ce que je connaissais c'était l'Arbre de la Vie et de l'Être, de l'objectif et du subjectif ? Mais où en était la Racine ? (28) Où se cachait la source originelle de l'Être ?
Dès le moment où cette idée se glissa dans ma vision mentale, j'eus l'impression de devenir comme séparée de la Pensée. Elle et moi nous étions en quelque sorte déchirées en deux. Au lieu de me reposer dans un ldéal, j'avais maintenant besoin de trouver l'auteur de l'ldéal. Il me manquait l'Être, Soi-existant. Alors le mental se réveilla, et je me mis à observer mes pensées et moi-même comme deux entités distinctes - ou deux phases d'un même Ego. Que manquait-il à cette pensée ? Etais-je sûre que la Pensée était tout ? La Cause ! La Cause ! Je me mis à réclamer la Cause ! Et un écho profond me répondit : "Tu es toi-même cette Cause". Je demandai à cette Voix aérienne du fond de l'être : "Où est-ce que je me trouvais ?" Et la réponse fut : "Ce ne sera pas dans le Monde du Ciel, dans la sphère des effets et des récompenses où t'a conduite le désir d'obtenir des résultats".
Alors, je vis ce qu'avait de vrai cette parole, et la paix me devint odieuse. Car c'était une fausse paix, un mirage, une tromperie. Dans ma conscience pointait comme un germe minuscule de différenciation. La Pensée se mit à se subdiviser. Pour ainsi dire, j'entrai en guerre avec moi-même. J'étais lasse de l'inaction ; il me fallait retourner sur mes pas (29). L'Âme, avec sa puissance, rejeta son indolence, reconnut qu'elle s'était engagée dans un "passage interdit" et se ceignit pour retourner à l'action objective, espérant en cela découvrir la voie qui la conduirait à la Cause finale. Alors revint en scène le Mental - expert en critique et en division. Puis, ce fut le sens du Temps qui réapparut ; il s'était évanoui quand l'unité avait pris le dessus. C'était la séparativité qui maintenant réveillait la conscience du Temps. D'une partie inconnue de mon être, des points brûlants semblaient se manifester pour m'aiguillonner à l'action. La pensée de l'agir chassa la paix qui m'avait englobée entièrement. Alors me revinrent des images d'actions et d'hommes, passant comme un flot - un long fleuve de Vie, interminable et flamboyant comme un feu. J'eus l'impression que mon mental bondissait pour agir. Il se souvenait de choses passées, d'entreprises inachevées, d'expériences incomplètement goûtées. Le repos devenait lassitude, la paix état insipide pour le brûlant guerrier qu'était ce mental. Il est vrai qu'une partie, vague et éloignée, de mon être paraissait considérer l'impatient Penseur avec une froide distance. Mon âme frémit, hésita entre ces deux aspects d'elle-même, suspendue en équilibre, pour ainsi dire, entre le sommeil et l'activité.
Tout d'un coup, sans que je puisse dire son origine, un torrent sonore fit irruption - les accents retentissants du monde frappèrent mon ouïe qui en avait perdu l'habitude. Du fond de quelque gouffre lointain me revenait le tumulte de l'existence. Je me rendis compte que dans les rêves j'avais oublié la Vie. De toute la force de mon âme, j'aspirai à regagner le rivage de la Vie, à sentir, travailler, agir - être enfin !
Un terrible frissonnement chassa la Pensée ; je redevins consciente de moi-même comme d'un être séparé. Je pris conscience du spectacle des espaces étoilés, des Sphères, du pays du Ciel. Des profondeurs de mon être, s'éleva un cri d'appel, un cri de désir de la Vie, de l'action. Et la réponse vint à ce cri : le Monde du Ciel disparut, les espaces étoilés se refermèrent comme un parchemin que l'on enroule et là-bas, très bas, dans un gouffre rouge, je perçus le rougeoiement du monde. Alors, entre ce monde rouge et moi se déploya une vision fantasmagorique ; la Vie à venir, dans toute sa turbulence, se mit à défiler pour ainsi dire comme sur un écran - et j'étais cet écran. Je savais tout ce qui m'attendrait (30) mais, pourtant, rien ne me retenait, ne m'effrayait. La soif de vie s'était emparée de moi, il fallait que je boive avec avidité toute la coupe de la Vie, une fois encore.
Au-dessus du gouffre, je me penchai : je me sentis prendre forme dans un tressaillement, une convulsion que je n'oublierai jamais. Des bruits discordants se mirent à déchirer mon être. Une clameur m'envahit tout entière. Des forces sauvages semblaient se livrer la guerre, et d'ardents désirs se bousculaient en moi. La grandeur de ce que représentait l'action me faisait frémir. Impossible de m'arrêter, il fallait que je voie de nouveau le spectacle de la Vie, que je me retrouve moi-même, comme un moi séparé. Une seconde convulsion m'ébranla, marquant ma naissance à l'intérieur de ma Sphère (31), comme une forme au sein d'un monde d'où il fallait que tombent les formes. Je me concentrai en rassemblant tout mon être. Au-dessus du gouffre rouge je me penchai encore : ses exhalaisons firent vaciller ma conscience, mais je plongeai dans cet abîme car je devais vivre une fois de plus. Et tandis que je tombais, je ressentis un accès de joie ardente et farouche comparable à une flamme consciente qui plongerait dans une mer de flammes.
Et ensuite ? Un choc brutal. Puis l'obscurité. Et comme une fin de tout. L'annihilation - juste le temps de m'éveiller. Où ? Dans le monde des formes. C'est-à-dire là où la forme masque l'âme, là où j'ai perdu mes compagnons du Ciel et où vous êtes si peu maintenant, mes frères ! - où j'ai beau tendre les mains pour vous chercher, je ne peux vous toucher, j'ai beau ouvrir des yeux désenchantés, je ne peux vous voir, à cause des larmes qui les baignent. Le cœur appelle et n'entend pas de réponse. Son appel est trop faible, sa foi trop petite. Où êtes-vous donc, mes frères ? Cessons de nous cacher les uns aux autres. Regardons la Vie et considérons-nous mutuellement comme des Âmes enchâssées dans une seule Âme Éternelle, Universelle. Peut-être ainsi pourrons-nous voir ?
Car, de même que dans le Monde du Ciel (32), ce Ciel était notre unité, ici-bas, tout autour de nous, il y a aussi un Ciel qui est plus vrai : si nous voulons bien rechercher l'identité profonde et non pas la différence, nous allons trouver le Ciel de la Pensée fraternelle, et ce ne sera pas dans le monde des rêves mais sur cette terre où nous nous trouvons, et où nous sommes venus les uns pour les autres, pour nous rencontrer tous, faire l'expérience les uns des autres - et ainsi nous connaître. Chacun est ici pour chacun et pour tous. Pourquoi ne nous rappelons-nous pas le fait de notre dépendance mutuelle ? Chacun de nous n'est-il pas, pour ainsi dire, une fenêtre d'où l'on peut voir une facette différente de la Vie ? En apprenant à nous connaître mutuellement, nous pourrons apprendre toute la Vie, embrasser la totalité de l'Existence. C'est de l'essence de cette totalité - et seulement d'elle - que doit s'extraire le secret du Non-manifesté. Car sachez bien que si le mental peut différer de l'un à l'autre - par les formules qui ne sont que des formes mentales, des images projetées sur l'Écran de la Vie par divers ordres d'intelligences - le cœur ne diffère pas en profondeur. Il ignore toutes les distinctions de formules ou de formes, et s'en remet avec confiance à l'unité sous-jacente, à l'identité de but, ou de Nature, des êtres. "Un seul toucher de la Nature fait du monde entier une seule famille". Dans ces perceptions intimes d'un substrat d'identité commune sont cachés les plus hauts secrets - lesquels recèlent une clef ouvrant à un lieu bien supérieur au Monde du Ciel (le Svarga des Hindous). C'est le Pays de la Divine Obscurité, la Source Causale. C'est là que demeure, l’Être Soi-existant (33). À ce niveau, également, le Non-Être, ou l'Idéal, n'a pas encore rayonné dans l'Être manifesté.
Faudrait-il en dire plus sur mon retour ? Je ne pense pas. Vous avez compris que les atomes de Désir inhérents à la Sphère de mon être s'étaient réveillés de leur condition latente, subjective, et s'étaient mis à vibrer de nouveau pour gagner une nouvelle Vie, une renaissance dans les mondes manifestés. Car, à ce moment, le courant d'expérience subjective s'était finalement épuisé. Et le cycle d'objectivité s'était réactivé. Par le jeu de cette nouvelle force, les atomes de Vie avaient répondu au souffle de leurs feux inférieurs, en se tournant vers le monde d'en-bas. Le Désir de Vie objective avait engendré la forme objective, de laquelle naissait le besoin d'action objective (34). C'est donc par cette voie que j'étais revenue du monde du Ciel. Oui, j'étais revenue, toujours à la recherche de la Racine de l'Être.
Ainsi, je m'éveillai, couchée dans mon lit. Le vent d'hiver soufflait sur moi. Et la maison que j'avais ré-intégrée - c'est mon corps que j'appelle ainsi - était raide et rigide...
Mais voici, en réalité, comment s'était passé mon réveil. C'est dans les zones extérieures du ciel (35) que la conscience me revint tout d'abord ; à cet instant je me sentis comme tirée vers le corps froid par une corde de vie. Ce corps était hideux, ratatiné, émacié, vidé de toute substance. Il m'était insupportable d'entrer dans une pareille demeure. Le soleil se levait, en rougeoyant au-dessus des arbres empourprés du grand parc aux vastes perspectives. J'hésitai ; Ia pensée me vint de prendre le sentier du soleil. Comment pourrais-je venir au contact de cette forme, semblable à une espèce de singe tout recroquevillé. Soudain, je vis le Messager près de moi. Il me toucha le front. Mes yeux se fermèrent. Je vis que le corps, hideux comme un parchemin, était soutenu sur les genoux d'un être qui pleurait amèrement. Dans son chagrin, il tenait le corps sous les rayons du soleil levant, et il appelait le Soleil de la Vie - et il appelait le Soleil caché des Âmes - en versant des larmes de détresse.
"Acceptes-tu de réintégrer ta forme ? " interrogea le Messager ? "Je le veux" répondis-je. "Pour quelle raison ?" demanda-t-il encore ? Avec ferveur, je me retournai vers lui en m'écriant : "Pour étancher une seule larme humaine, je veux revenir". Le Messager inclina la tête et murmura : "Retourne donc, au nom des Seigneurs de la Loi, et puisses-tu être bénie dans ton pèlerinage vers le Soleil caché". Il disparut et en frémissant je pénétrai à nouveau dans cette forme horrible, comme on entre dans l'obscurité de la matrice maternelle. Il y eut un choc, un frissonnement, et puis plus rien - j'avais perdu le sentiment.
Je m'éveillai (36). J'avais retrouvé la conscience de ma sphère corporelle qui m'enveloppait comme une masse pesante. Mes oreilles encore lentes à la perception entendirent un son étouffé qui se mit à s'amplifier un peu. C'était une curieuse impression sonore - on aurait dit un mélange de soupirs et de sanglots avec une note de franche hilarité. Oui, quelqu'un était en train de pleurer de joie. Quelqu'un se réjouissait de m'avoir de nouveau. Je considérai avec un certain recul ce compagnon qui pleurait, la tête penchée. Et moi aussi je pleurais dans cette demeure étriquée de mon corps. Je pleurais de sentir que mon Âme et moi-même étions séparées en deux. Tandis que Dieu - c'est-à-dire la Vie Une - nous avait réunies ensemble, il se faisait maintenant que l'homme - le mental humain - mû par son désir de nouvelle expérience, nous avait ici-bas désunies.
Mon compagnon pleurait de joie. Je pleurais aussi, mais de chagrin. Il était tout heureux de me retrouver - moi, j'étais triste car, dans le Monde du Ciel, nous avions été en complète communion : dans le monde des formes il faudrait que nous connaissions quelque séparation. Ici, nous étions deux. Ici, nous étions coupés l'un de l'autre par la distance imposée par le corps, et les différences mentales. Dans le Monde du Ciel, je m'étais appuyée sur l'âme-sœur, j'avais communié avec toutes les âmes au milieu de splendeurs innombrables. Ici-bas, il me faudrait vainement chercher les âmes bien-aimées sous l'habit de la forme - cette forme qui nous dissimule les uns aux autres. Avec ce mental, qui fait tant de différences qu'il nous empêche de nous reconnaître mutuellement ! Combien amère était cette pensée ! Dans le Monde du Ciel, j'avais au moins goûté à une forme supérieure d'union, et avec ce souvenir encore tout frais à ma mémoire, tout ce que je pourrais trouver ici de plus haut me paraissait obscur comme la terre grossière. C'est ainsi que nous pleurâmes ensemble - l'un de joie, l'autre de peine. Lui parce qu'il m'avait regagnée dans la chair - moi parce que je l'avais perdu dans la chair. Petit à petit, nous en vinrent à prendre conscience du chagrin de l'autre et ainsi à nous comprendre mutuellement. Plein de repentir, il dit avec véhémence : "Je t'ai ramenée de force à la terre". Pleine de repentir, moi aussi, je confiai en gémissant : "J'aurais voulu t'arracher au monde de l'expérience et du devoir, dans mon ardent désir de parcourir avec toi les champs célestes". En prenant ainsi conscience de ce que ressentait l'autre, le cœur de commisération nous réunit de nouveau.
Le Messager se présenta à nous. Il prononça ces paroles : "Ne voyez-vous pas que c'est uniquement dans la Compassion, et dans le devoir accompli pour le seul devoir, que se trouve le sentier menant à l'Être Soi-existant ? Tout le reste n'est que Désir de Résultats et vous renvoie toujours au Monde des Effets (37). Tour à tour, la Sphère de l'être produit une floraison dans l'univers de l'objectivité (38), pour la réintégrer ensuite à la racine de la subjectivité (39) ; cependant, la Permanence ne peut être gagnée qu'à partir du moment où le cœur de l'homme ne convoite plus de résultats, mais n'a plus qu'un seul désir ardent : celui d'atteindre la Cause Soi-existante".
Il disparut. Nous restâmes étroitement enlacés, et la Vérité pénétra au fond de notre pensée. Oui, c'était uniquement dans le cœur de la Compassion, dans le devoir accompli pour le bien collectif, dans le renoncement à tout résultat pour soi-même, que l'humanité parviendrait à échapper au piège du Monde du Ciel, aux rêves exaltés d'un Ego-ïsme exalté. C'était ainsi, uniquement, que l'âme pourrait se connaître elle-même (40), pure comme la première aurore, forte comme l'Éternel. Oui, par cette seule voie, l'humanité deviendrait le Soi Unique indivisible et, par ce seul moyen, les Sphères endormies atteindraient la dimension de la Sphère universelle, le Cercle "On ne passe pas" - le But du Manvantara, Ia Racine, l'Unité.
Notes explicatives
(13) : Devachan est une phase d'existence subjective de l'Ego individuel supérieur
L'Ego personnel est cet aspect de Manas qui se manifeste comme une personnalité spécifique et qui est généralement appelé le « manas inférieur ». Il se compose de deux parties dont l'une, la partie animale, est soumise à Kama, le principe du désir, tandis que l'autre partie suit la lumière de Buddhi, la Monade immortelle. Après la mort, cette partie spirituelle du manas inférieur est assimilée par le manas supérieur, l'Ego incarné, et va comme « Manas-taijasi » [Mental-lumineux uni à Buddhi] en Devachan. La dissipation des énergies emmagasinées de Manas-taijasi produit la vie subjective en Devachan. "C'est une loi de la dynamique occulte selon laquelle" une quantité donnée d'énergie dépensée sur le plan spirituel ou astral produit des résultats bien plus importants que la même somme dépensée sur le plan physique objectif de l’existence. » (Secret Doctrine, I, p. 644). Et en ce qui concerne la longue période de temps passée dans l'état dévachanique, notez l'explication de T. Subba Row Garu : « L'énergie exercé sur le plan astral produit des effets qui durent plus longtemps que ceux produits par une quantité égale d'énergie sur le plan matériel, pour la raison que l’on rencontre moins de frictions ou d’oppositions sur le plan astral. (The Theosophist, VI, p. 110). À cela peut s'ajouter le fait, démontré par la science moderne, que sur les plans les plus subtils de plus grandes quantités d’énergie sont associées à la matière. On pourra constater qu’une même masse de matière mue par une énergie mécanique, chimique ou nucléaire produira, en toute probabilité, des effets de plus en plus forts si ces énergies doivent se dissiper sur des plans de plus en plus subtils.
(14) : Ce Soi Supérieur est en fait un état de la Sphère
Cet état est connu sous le nom de Nirvana par les Bouddhistes. C’est l’état spirituel le plus élevé atteignable par l’homme sur terre.
(15) Comparer les deux événements
Apparemment J.N. n’a jamais décrit quelle était cette comparaison.
(16) Je tombai dans le monde de la Pensée
« Au dernier moment, la vie tout entière est reflétée dans notre mémoire : elle émerge de tous les recoins oubliés, image après image, un événement succédant à l'autre. Le cerveau mourant déloge les souvenirs avec une impulsion de la dernière énergie et la mémoire restitue fidèlement chacune des impressions qui lui avaient été confiées pendant la période d'activité du cerveau. L'impression, ou la pensée, qui fut la plus intense devient naturellement la plus vive et survit pour ainsi dire à tout le reste qui s'évanouit ensuite et disparaît, pour ne réapparaître qu'en devachan.
« Aucun homme ne meurt fou ou inconscient — comme l'affirment certains physiologistes. Même un individu en proie à la folie, ou à une crise de delirium tremens, a son instant de parfaite lucidité au moment de la mort, bien qu'il soit incapable de le faire savoir aux assistants. Souvent, l'homme peut paraître mort. Pourtant, après la dernière pulsation, entre le dernier battement de son cœur et le moment où la dernière étincelle de chaleur animale quitte le corps, le cerveau pense et l'Ego passe en revue en quelques brèves secondes l'intégralité de sa vie.
« Aussi, parlez tout bas, vous qui vous trouvez près du lit d'un mourant, en la présence solennelle de la mort. Observez surtout le calme dès que la mort aura posé sa main moite et froide sur le corps.
« Parlez tout bas, dis-je, de peur de troubler le cours naturel des pensées qui reviennent et d'empêcher l'activité intense du Passé projetant sa réflexion sur le voile du Futur... » - (Extrait de The Mahatma Letters [M.L.], pp. 170/1 – Traduction Textes Théosophiques, Cahier Théosophique, n°139).
« L’expérience des mourants – par noyade ou tout autre forme d’accidents – qui ont pu être ramenés à la vie, corroborent notre doctrine dans tous ses détails (The Mahatma Letters, p. 170).
« Les évènements d’une longue vie, dans leurs plus minimes détails, sont revus par le mourant dans un ordre parfait en quelques secondes » (The Mahatma Letters [M.L.], p. 128).
Le docteur Carl Du Prel énumère beaucoup de cas de « Mémoires de mourants ». (Philosophy of Mysticism, I-92/3, II-42/50 et l’article d’H.P. Blavatsky “La Mémoire chez les mourants » - Revue Lucifer, V-125/9 et Cahier Théosophique 139, éd. Textes Théosophiques).
(17) Dans chacune d'elles, il me sembla que j'avais un choix
Dans cette « vision dans son lit de mort », l’Ego regarde les images à partir de sa propre position élevée. La mémoire des organes kamiques du corps ne peut pas interférer, car ces organes sont déjà morts. « Le cerveau est le dernier organe qui meurt » (M.L., note p. 128). Par conséquent, l'Ego sera son propre juge lors de cette vision. L'amiral Beaufort a vécu la même expérience après s’être noyé et perdu sa conscience normale : « … en un bref instant, toute la période de mon l'existence sembla se dérouler devant moi dans une sorte de revue panoramique, et chaque action faite au cours de celle-ci semblait être accompagné d'une conscience du bien et du mal, ou d'une certaine réflexion sur sa cause ou ses conséquences… » (Du Prel, op. cit. I-93)
(18) Il me parut qu'il fallait toujours décider entre l'esprit et la matière
C’est parfaitement vrai, car en fin de compte, ce sont là les deux seules alternatives. Tous nos actes peuvent être classé dans l’une ou l’autre de ces deux catégories. Mais leur profonde signification implique bien plus que ce que l’on croit généralement. Que l'étudiant garde constamment ceci à l'esprit !
(19) À peine cette pensée avait-elle pénétré mon mental
Nous avons ici le premier écart par rapport au déroulement d’un processus post-mortem normal. Si J. N. était véritablement mort elle aurait à ce stade déjà perdu connaissance. « Toute entité qui vient de mourir [perd la cohésion de ses sept principes qui se séparent naturellement et l’entité n’est] maintenant composée que de quatre principes - qu'elle soit décédée de mort naturelle ou violente, de suicide ou d’accident, mentalement saine d'esprit ou folle, jeune ou vieille, bonne, mauvaise ou indifférente, elle perd à l'instant de la mort tout souvenirs du passé ; elle est mentalement anéantie et dort de son sommeil akasique dans le Kama-loka. » (M.L. : pp.186-7).
(20) J'eus l'impression d'une sorte de flamme qui me balayait et me dévorait
Puis apparaît une description, un mélange d'images, un songe hétéroclite typique de l’état de confusion psychique en Kama-Loka, tel qu’on peut l’imaginer, dans le meilleur des cas. Pour ceux qui meurent de mort naturelle, l'intervalle en Kama-loka est ainsi décrit par un Ge-long tibétain du Temple intérieur (c-à-d, un disciple du Bas-pa Dharma, la Doctrine Secrète (le Bumapa ?)) : « Selon le karma de la vie précédente l'intervalle de latence [c-à-d, la période en Kama-loka, (Willem B. Roos)] — généralement passé dans un état de complète inconscience – dure quelques minutes à une moyenne de quelques semaines, peut-être de mois… » (v. Lucifer, XV, p. 100, article « Enseignement tibétain »). Le Mahatma K.H. précise en plus : « Du Kama-loka au grand Chiliocosme [mystérieuse région du monde intérieur] – une fois réveillées de leur état de torpeur post mortem, les “âmes” nouvellement arrivées et (maintenant libérées de leurs coques [astrales]) sont attirées, en fonction de leurs tendances passées, soit en Devachan, soit en Avitchi… Le réveil de la conscience commence après la lutte du Kama-Loka à l’entrée du devachan, et seulement après la « période de gestation ». (M.L., pp. 199-200).
(21) J'étais dans les tourments du monde du Désir [Kâma-loka]
Comme J.N. n'était pas vraiment morte, la séparation de sa « coque [astrale] » (le Kama-rupa, ou forme de Désir) et de son Ego n’avaient pas eu lieu. Il lui était donc possible de traverser consciemment un quasi Kama-loka, et d’en ramener le souvenir en réintégrant son corps. Dans le Kama-loka demeurent les coques, qui sont des résidus sans âme ; les victimes d'accidents et d’actes de violences ; les suicidés ; les Mara-rupas, voués à l'anéantissement dans la Huitième Sphère ; et les Rakshasas, les formes astrales des sorciers (cf. M.L., pp. 107, 198). Mais ceux-ci ne sont pas nécessairement soumis à des souffrances - seuls les plus méchants et les plus impurs y subissent les multiples tortures d'un horrible cauchemar durant des années (cf. M.L., pp. 123, 136).
(22) Quelque chose se leva au fond de moi
Ici, sa condition en Kama-loka se termine et les quelques courts paragraphes suivants la décrivent transition vers l’état de Devachan. Encore une fois, en raison de son état exceptionnel, il existe une grande différence entre l’état de transition qu’elle vécut et l’« état de gestation » qui normalement prépare au Devachan. Cet état de gestation dure très longtemps, mais est proportionné à la force spirituelle de l’Ego (cf. M.L., p. 105). La conscience… « reviendra lentement et progressivement vers la fin de la période de gestation… et pleinement à l’Ego au moment de son entrée dans le Devachan… l’Ego n’y entre pas brusquement mais s’y pénètre progressivement et par étapes faciles. À l'aube de cet état réapparait la vision de la vie passée (ou plutôt est vie passée est à nouveau revécue par l'Ego) depuis son premier jour de conscience jusqu'à son dernier. Du plus important jusqu'au plus insignifiant événement, tous défilent devant l'œil spirituel de l’Ego ; seulement, contrairement aux événements de la vie réelle, seuls sont revécus ceux qui sont choisis par le nouveau vivant (pardonnez l’expression) qui s’attache, de manière permanente, à certaines scènes et personnages - tandis que tous les autres s'effacent pour disparaissent à jamais, ou pour retourner à leur créateur - la coque… De ce passé ressuscité, il ne reste rien d'autre que ce que l'Ego a ressenti spirituellement… » (M.L., p. 187).
(23) J'étais devenue une Sphère endormie
Là, son Devachan commence au sein d’une des divisions de Rupa-loka où les formes et les personnalités sont encore perçues.
(24) J'avais eu le désir d'aider les opprimés à se relever
Elle pénètre maintenant dans un monde de la forme, Rupa-loka, plus élevé et moins personnel.
(25) Ces pensées finirent petit à petit par perdre toute forme
Elle accède maintenant au monde le plus élevé de la forme, Rupa-loka, qui prépare à l’entrée dans le monde du sans forme, l’Arupa.
(26) Les lois universelles commençaient à être apprises
La première division du monde sans forme, l'Arupa-loka, est purement mentale. La connaissance est la seule préoccupation dans l’Arupa-loka, qui commence par le concret et devient progressivement de plus en plus abstrait.
(27) J'eus l'impression de m'enfoncer de plus en plus dans un monde pur d'idées vivantes
Maintenant, elle progresse de plus en plus profondément dans les régions du sans forme, l’Arupa. Sa capacité de les décrire les régions sont de plus en plus restreintes.
(28) Mais où en était la Racine ?
Cette question surprenante, ce désir pour ce qui ne peut être trouvé même les plus hautes régions du sans forme, de l'Arupa, montre là encore la différence essentielle entre les états de conscience de J.N. et ceux d’un authentique Devachani. Aucune frustration ne peut gâcher les pensées de ce dernier, mais pour elle tout ce qui suit est dû au fait qu'elle n'est pas vraiment morte, mais qu'elle est toujours une entité septuple. C’est la raison pour laquelle rejette la paix qui y règne.
(29) Il me fallait retourner sur mes pas
Cela montre que J.N. avait conservé son pouvoir de conscience réfléchie que n’ont aucun des devachanis : « Bien que l’énergie spirituelle qui anime un habitant du Devachan est un facteur dans le développement spirituel de la race, l'entité qui manque du pouvoir de soi-conscience (comme toutes les entités en Kama-loka et Devachan lorsqu'elles sont laissées à elles-mêmes), ne peuvent être créditées d’altruisme pas plus qu'arbre ne peut être qualifié altruiste pour avoir offert un abri au marcheur fatigué. Dans tout état de conscience il y a deux éléments : une perception et une conscience réfléchie qui perçoit ». (Mohini M. Chatterji, The Theosophist, VI, p. 143). En Devachan, il n'y a pas de désir de retour en arrière : « Le désincarné doit monter successivement chaque marche de l’échelle ascendante de l’être, du subjectif terrestre au plus absolu du subjectif. Et quand cet état nirvanique, bien que limité, dans le Devachan est atteint, l'entité demeure dans un état de béatitude et ses visions spirituelles durent jusqu'à ce que cette phase de son Karma soit satisfaite et que l'attraction physique vers la prochaine vie terrestre ne s’affirme. » (The Theosophist, IV, p. 271). Le Devachan s’achève très progressivement : « Comme dans la vie terrestre réelle, ainsi en est-il pour l’Ego en devachan – le premier frémissement de la vie psychique, l'atteinte de l'apogée, l'épuisement progressif des forces jusqu’à une semi-inconscience, l'oubli progressif et la léthargie, l'oubli complet et - non pas la mort mais la naissance : la naissance dans une nouvelle personnalité… » (M.L., p. 195). Ceci est bien différent de la manière dont J.N. revient de son Devachan.
(30) Je savais tout ce qui m'attendrait
Comparez ce qui vient d’être dit avec ce que Madame Blavatsky écrit dans La Clef de la Théosophie (pp. 177-8) : « De même qu'au moment de la mort l'homme passe en revue rétrospectivement la vie qu'il a menée, de même, au moment où il renaît sur terre, l'Ego qui se réveille de l'état du devachan a une vision prospective de la vie qui l'attend et se rend compte de toutes les causes qui l'y ont conduit. Il en prend conscience et voit le futur, parce que c'est entre le devachan et la re-naissance que l'Ego regagne sa pleine conscience manasique, et redevient, pendant un court espace de temps, le dieu qu'il était avant de descendre pour la première fois dans la matière, conformément à la loi karmique, et s'incarner dans le premier homme de chair. Le “fil d'or” voit toutes ses “perles” et il n'en manque pas une ».
(31) Marquant ma naissance à l'intérieur de ma Sphère
Sa conscience s'est déplacée vers un plan plus concret au sein de la Sphère Devachanique.
(32) De même que dans le Monde du Ciel
Les noms divers noms donnés à l’état post-mortem sont : Svarga-loka, deva-loka, devachan, sukhâvati.
(33) C'est là que demeure, l’Être Soi-existant
Le Soi-Existant, ou Svayambhu, est l’Esprit Universel. Le plus haut aspect du Svabhavat est sa « demeure ».
(34) Dans la forme objective naissait le besoin d'action objective
Parce que la forme en elle-même n'est pas permanente, mais doit entretenue par l’objectif, via des actions physiques.
(35) Je m'éveillai dans les zones extérieures du ciel
Elle s’éveilla dans son corps astral, le mayavi-rupa.
(36) Je m'éveillai
Elle réintègre son corps physique et se revient à la vie ordinaire physique.
(37) Le Désir de Résultats vous renvoie toujours au Monde des Effets
Il s’agit du Devachan.
(38) La Sphère de l'être produit une floraison dans l'univers de l'objectivité
La Sphère est engendrée au cours de la vie consciente et responsable sur terre. Les êtres irresponsables, comme les enfants avant leur septième année et les idiots congénitaux, n'auront pas de Devachan, mais renaissent presque aussitôt.
(39) Et la réintégrer ensuite à la racine de la subjectivité
La Sphère dissipe progressivement ses énergies en Devachan, jusqu’à les épuiser complètement quand l’entité atteint le plus haut état du sans forme, l’Arupa-loka, la racine de la subjectivité.
(40) C'était ainsi, uniquement, que l'âme pourrait se connaître elle-même
« Selon la Doctrine Ésotérique cette évolution n'est pas considérée comme un processus d'extinction de la conscience individuelle, mais comme son expansion infinie. L’entité n’est pas oblitérée mais unie à l’entité universelle et sa conscience devient capable de se souvenir des scènes vécues non seulement par l'une de ses Personnalités apparues sur la terre, mais par chacune d'elles au cours de tout le Kalpa et, ensuite, de celles de toute autre Personnalité. En résumé, de conscience finie elle devient conscience infinie. Mais cela n'advient qu'au terme de toutes les naissances, au grand jour de la Résurrection absolue. Cependant, à mesure que la monade passe de naissance en naissance et qu'elle traverse ses sphères inférieures et devachaniques, après chaque nouvelle existence terrestre, les liens mutuels créés dans chaque vie doivent s'affaiblir et finalement perdre leur emprise sur elle avant qu'elle puisse renaître. La trace de ces relations reste enregistrée de manière indélébile dans l'Akasa, et celles-ci peuvent toujours être revues quand, au cours d'une naissance, l'être, développe ses pouvoirs spirituels latents jusqu'au « quatrième état de Dhyana », mais l'empire qu'elles exercent sur lui se relâche graduellement. Cela s'accomplit à la fin de chaque Devachan avant la renaissance, lorsque se trouvent épuisés les liens personnels — magnétiques ou psychiques, selon l'expression que l'on préfère — qui lient le Devachani à d'autres entités de la dernière vie (parents, amis ou membres de la famille) et qu'il est libre de continuer sur son, sentier cyclique. Si cette oblitération des liens personnels n'était pas un fait, chaque être voyagerait, pendant tout le Kalpa, enchevêtré dans le réseau de ses relations passées avec ses myriades de pères, mères, sœurs, frères, femmes, etc... de ses innombrables naissances : un véritable embrouillamini ! » (The Theosophist, IV, pp. 271-272 – Cahier Théosophique n°122, pp. 15-6, éd. Textes Théosophiques).
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L'étudiant doit comprendre que ce qui précède ne couvre qu'un très petit fragment du sujet de la vie post-mortem. Le récit de J.N. couvre les expériences d’une personne dont la personnalité est peu commune, déjà familiarisée avec la Théosophie et en possession de certains pouvoirs de clairvoyances. Un être humain plus commun aurait des expériences bien différents, sachant que les lois générales qui régissent l'état devachanique soient, évidemment, applicable dans tous les cas. Enfin, le lecteur ne doit pas oublier que les décès par accident, violence ou suicide produisent leurs propres effets particuliers sur l'état post-mortem. Également Les états post-mortem des êtres spirituellement mauvais, des sorciers et des entités sans âme, sont très différents de celui décrit ci-dessus et nécessiterait une description distincte.Willem B. Roos.