Le mystère de l'Eveil
Dans le conte qui précède, comment des êtres aussi spirituels que ces ascètes ont-ils pu entrer en rapport avec des monades au stade préhumain, émergeant tout juste du règne animal ? Clairement, la rencontre n'a pas eu lieu entre des êtres de chair et de sang 12, mais sur des plans intérieurs de la sphère psychique, où peuvent fonctionner des « corps » adaptés à cette sphère - et plus ou moins sophistiqués, comme le répètent à l'envi hindous et bouddhistes. Celui de nos Éveilleurs devait être du plus haut de gamme, celui des enfants tout au plus embryonnaire. Justement c'était cette machinerie psychique qui, chez eux, demandait à être stimulée dans sa croissance, exercée et développée, au point de « sécréter » des pensées, sentiments et volitions caractéristiques de l'homme épanoui. Donc : une rencontre entre « âme divine » et « âme naissante », promise à l'expression de la conscience réfléchie 13. Mais quel dialogue pouvait s'amorcer entre des entités si différentes ? Comment l'Aîné a-t-il pu forcer l'éveil du petit cadet ? On peut envisager plusieurs méthodes - en dehors du « miracle ». Des techniques différentes produisant des résultats variables. Par exemple :
1. La possession
Dans ce cas, l'entité psychique dominante pénètre chez la dominée et lui impose des comportements divers, parle par sa voix, etc. Les annales de la parapsychologie ne manquent pas d'exemples troublants de ce genre de phénomène. J'en ai rapporté plus d'un dans un ouvrage précédent (Revivre nos vies antérieures, pp. 101 et seq.). Un cas assez fameux a été observé à Watseka (non loin de Chicago). En bref, l'histoire met en scène deux familles, les Vennum et les Roff qui ne se connaissaient que de très loin et avaient chacune une fillette, élevée séparément. Alors que la petite Lurancy Vennum n'avait que quinze mois, l'autre enfant, Mary Roff, mourait, sans jamais plus faire parler d'elle, jusqu'au jour où, bien des années après, Lurancy changea complètement de personnalité, pour être « Mary Roff », à 100 %, en oubliant sa première identité. Et cela pendant plusieurs mois. Ce genre de parasitisme autoritaire est plutôt inquiétant : il empêche une psyché de s'exprimer et c'est une autre personnalité qui prend la place. Le bilan est nul, ou négatif : la première n'a rien gagné, ne s'est pas éveillée de quelque manière pendant tout le temps où elle était bâillonnée. Donc, on ne peut songer à cette opération dans le but recherché. Il est vrai qu'il existe des possessions de haut niveau, lorsque Dieu lui-même s'impose à un prophète et parle par sa voix (si on en croit les Saintes Écritures). Le prophète n'est sans doute pas le premier venu, mais il ne devient pas plus sage par ce genre d'exercice. Nous recherchons une sorte d'intervention qui produise un effet durable, positif.
2. Le compagnonnage, qui suppose partage intim
Parfois, vivre aux côtés d'un être vraiment exceptionnel, avec lequel s'est établie une étroite relation de confiance et d'amour, se révèle merveilleusement fructueux, dans le sens de l'éveil aux grandes valeurs de la vie qui, autrement, seraient restées inaccessibles. L'idéal est que la communication se fasse d'âme à âme - comme on dit - souvent au-delà des mots, des formes du monde physique. Et le bénéficiaire peut n'être qu'un homme ordinaire, humble et effacé pourvu qu'il soit présent, et réceptif à la bienheureuse influence. Ce genre d'échange a fort bien pu s'instaurer entre le Parrain et celui qu'il a adopté comme filleul. Imaginons la situation : dans l'aura du grand ascète, les germes encore latents dans le corps psychique du débutant vont se trouver stimulés, et se mettre à penser, en coordination avec la pensée du Maître - peut-être pour répondre à son appel, comme l'enfant qui cherche à faire de son mieux pour satisfaire le parent qu'il aime. Ainsi vont s'organiser les pensées, les sentiments, les émotions, sous le regard du pédagogue et, de la sorte, se mettront en place tous les « programmes » capables de mobiliser la machinerie psychique, et l'épanouir. Dans notre histoire, on doit imaginer que ce partage a été on ne peut plus intime entre les deux entités, formant entre elles une association indivisible, une « Unité-duelle », selon le mot d'Henry Corbin, appliqué au couple de l'âme humaine et de Gabriel.
3. La transfusion, ou la greffe
Le compagnonnage prend du temps pour porter ses fruits. Peut-être même beaucoup de temps. Et la récolte ne sera pas forcément très bonne. Dans un verger, on pratique couramment l'opération consistant à insérer un greffon d'arbre « franc », ou étalon (amélioré par sélection et culture, comme le cerisier) dans le jeune tronc, assez vigoureux, d'un « sauvageon » (comme le merisier ordinaire), en vue d'obtenir une belle récolte de fruits, grâce à cette vivante association. Avec notre couple Parrain-filleul, pourrait-on concevoir une opération semblable, dans le sens d'un don de « greffe » au niveau du corps psychique ?
L'Aîné, dans la position du donneur, pourrait-il transfuser des éléments de son extraordinaire machinerie dans « l'âme » de son cadet ? Cela dans le but de lui faire franchir plus vite les longues étapes préliminaires nécessaires avant qu'elle se mette vraiment à penser et à vouloir par elle-même. Un expert en informatique évoquerait la possibilité de transférer des données et des programmes, d'un caractère essentiel, d'un ordinateur de très haut niveau à un autre, très élémentaire et incomplètement fourni. On peut toujours imaginer des choses pareilles. D'ailleurs, ce genre de greffe n'interdirait pas l'entraînement de l'apprenti dans les conditions du second paragraphe. Quoi qu'il en soit, une chose est à retenir : l'intervention du Parrain rend possible ce qui était interdit par le seul processus de l'évolution naturelle, infiniment trop lente pour ce genre de métamorphose. Le rapport intime qui doit s'établir entre l'Éveilleur divin et le sujet qu'il éveille doit d'ailleurs être tellement unique dans sa nature que cette Œuvre ne saurait s'accomplir à la chaîne : un Eveilleur pour mille candidats... Et l'on apprécie au passage combien géniale a été l'intuition (ou la vision) du théosophe Sohrawardî. Au total, au point où nous en sommes arrivés, n'est-on pas en droit de suggérer :
« Autant il y a d'hommes sur la Terre,
autant il y a de dieux au Ciel. »
Encore une réflexion : et si notre conte n'était mythique qu'en apparence ? Les choses ont très bien pu se passer de la façon esquissée plus haut, si on se base sur les données de l'Inde, dont beaucoup ne sont pas de pures spéculations philosophiques de salon mais doivent reposer sur une expérience vécue, voire sur la vision omnisciente qui est embrassée lors des plus hautes initiations. Depuis des millénaires, l'Inde a eu ses mystiques. Certains ont pu s'enivrer d'extases, dans la contemplation de ce qu'ils ont cru pouvoir décrire comme des dieux, voire comme la Mère qui tout embrasse dans son Amour. Mais d'autres ont pu saisir, dans leurs expériences sublimes, une vision ordonnée - oserait-on dire scientifique ? Capable de fournir un fondement solide à une métaphysique pouvant servir de cadre rationnel à ce qui est devenu la « religion » hindoue. En somme, des êtres méritant le titre de « théosophes de l'Orient » 14. Des théosophes instruits de l'ésotérisme de leurs doctrines. Le processus d'Éveil imaginé plus haut, en s'inspirant de l'expérience courante qui a lieu partout avec les jeunes enfants, a très bien pu se mettre en place, logiquement, de façon similaire, mutatis mutandis (suivant l'expression consacrée), c'est-à-dire en adaptant les choses au cas particulier des monades préhumaines. Et après ? L'évolution ascendante (la remontée de l'Esprit, « enfermé » dans la Matière, vers les espaces où il peut rayonner avec tous ses pouvoirs) a pour objet, précisément, d'amener les monades à exprimer les immenses potentialités qu'elles portent en elles. Avec certaines constantes :
— l'humanité était en promesse dans le règne animal, elle a émergé grâce à l'intervention d'Éveilleurs ;
— dans chaque enfant qui naît, l'homme est en promesse, il s'épanouit, par ses efforts conjugués avec ceux des parents éducateurs ;
— dans chaque homme, il y a un dieu en attente de se manifester : nul doute que le « miracle » se fera grâce à un véritable Initiateur.
Mais à chaque stade, et toujours, il y a au moins deux partenaires :
— la monade, avec les instruments plus ou moins développés qu'elle possède déjà, et tous ses pouvoirs latents ;
— l'Éveilleur qui, à chaque niveau, a déjà parcouru depuis longtemps toute la démarche ascendante, et peut ainsi seconder efficacement la monade dans les efforts qui la font « renaître » à un degré supérieur. On aurait envie d'évoquer ici des « autoaccouchements » successifs. Sous l'œil d'un accoucheur exercé.
Ce qui peut inspirer à chaque individu, un tant soit peu généreux, l'idée - le désir - de contribuer pour sa part (et dans la mesure de ses moyens) à un rôle d'Éveilleur pour un autre compagnon de route, encore trop endormi, ou seulement mal informé 15. Sur l'Échelle ininterrompue des êtres, la solidarité et le don d'Amour doivent jouer partout pour accélérer si possible la grande marée montante de la conscience. Même si parfois le prix à payer peut paraître exorbitant - le martyre quotidien pour Prométhée, la déchéance (relative) pour Gabriel. Et aussi, plus d'une fois, les souffrances et soucis trop lourds, acceptés par des parents qui sacrifient beaucoup de leurs rêves pour élever jusqu'au bout des enfants difficiles - dans des conditions dont personne ne voudrait.
12. C'est pourtant ce qu'on pourrait croire en prenant à la lettre le mythe de Prométhée - un Titan bien de ce monde, servant de guide à des hommes primitifs, pour les amener à la civilisation, et aboutissant sur un rocher, immobilisé avec des chaînes de fer, etc. [retour texte]
13. Au fond, Sohrawardî n'a guère dit autre chose en évoquant l'alliance entre l'Archange (un être « désincarné » et divin, par excellence) et l'âme humaine. [retour texte]
14. On voudra bien admettre qu'une théosophie, comprise comme « sagesse divine » de très hauts voyants spirituels - au-delà de tout sectarisme - n'a pas lieu de voir le jour uniquement dans l'aire des monothéismes du Livre. Voudrait-on exclure de la famille des grands théosophes des géants comme Plotin qui s'est épanoui en dehors du judéo-christianisme, ou de l'islam ? D'ailleurs, le mot grec théosophia n'est-il pas apparu pour la première fois (à ce qu'il semble) sous la plume de son disciple Porphyre ? Et si un véritable dialogue interreligieux peut un jour s'instaurer dans le monde, ne serait-ce pas grâce à la rencontre de tous les « théosophes orientaux » appartenant aux diverses religions d'Occident et d'Orient ? [retour texte]
15. Combien de témions de NDE (qui ont osé finalement parler de leur expérience) n'ont pas été pris un jour de ce désir d'alerter leurs contemporains, pour partager avec eux le fruit de cette découverte au seuil de la mort, qui a changé leur existence si profondément ? [retour texte]