Le Parrain dans l'expérience de mort imminente
Le moment est venu de déchiffrer la NDE dans l'optique de notre dernière hypothèse. En élevant le Maître intérieur (emprunté à l'Upanishad) à la dignité d'Eveilleur, de Parrain particulier de la personne humaine, qu'est-ce qui va changer ? Les liens ne se trouvent-ils pas considérablement resserrés entre les deux entités (les deux purusha du chapitre XV de la Gîtâ) ? Comme entre deux membres d'une même famille, plus proches qu'on ne l'aurait cru ? Avec les conséquences qui doivent résulter de cette parenté. Dans cette optique, essayons de nous représenter ce qui peut se passer pour l'être humain, candidat à la mort. Au moment du choc (arrêt cardiaque, etc.), la machinerie physique, avec son cerveau, est bloquée - le courant est coupé quelque part. Mais la conscience fonctionne toujours, sur une machinerie de secours, dirait-on, qui avait dû servir d'interface entre l'instrument physique et le témoin conscient à l'intérieur. L'Inde a sûrement des termes pour désigner ce corps subtil (sukshma sharîra) et ses fonctions. Au XIXe siècle, on l'a souvent évoqué sous le nom de « corps astral ». Laissons ces subtilités, et constatons que le mourant perçoit maintenant l'environnement avec précision :
— la femme (aveugle depuis l'âge de dix-huit ans) voit tous les instruments actionnés pour sa réanimation, avec le médecin qui s'affaire, et même la couleur (bleue) de sa blouse;
— il n'y a pas d'obstacle qui ne se puisse franchir facilement: voici que le sujet « traverse » l'infirmière qu'il rencontre et note au passage son nom inscrit sur son badge ; un autre passemuraille se rend dans la salle d'attente (en franchissant les murs), ou bien se met à voler au-dessus de l'hôpital et relève les détails de son implantation. Aucune inquiétude : tout va bien.
Toutefois, le temps presse. Il y a mieux à faire dans l'antichambre de la mort. Voici que s'ouvre l'accès au tunnel noir (parfois dans un vrombissement désagréable) : impossible d'échapper à l'espèce d'aspiration qui entraîne vers l'inconnu, comme un tourbillon. Clairement, on assiste à un changement radical de plan de conscience : une force impérieuse vous ravit au monde à trois dimensions, pour vous « élever » à un niveau tout à fait insolite - hors du temps et de l'espace. En quelque sorte, on est parti de la « périphérie », quotidiennement explorée, pour accéder à ce qu'on serait tenté d'appeler « le centre de la sphère », où tout peut être saisi « à 360° » (comme l'a constaté l'un des témoins dont les impressions ont été rapportées plus haut). Mais, au fait, qui, ou quelle force, commande tout ce processus de transfert de la conscience ? Et pourrait-il se passer vraiment autre chose ? Comment expliquer qu'il y ait une telle convergence dans les récits des rescapés de la mort ? À ma connaissance, cette question n'a guère été évoquée dans la littérature des NDE. Elle mérite pourtant réflexion.
Maintenant que les portes de la « prison du corps » (selon le mot de Platon) se trouvent fracturées, rien ne retiendrait plus le « prisonnier ». Mais où irait-il ? Flâner dans les environs, rêver encore à sa prison ? Un peu, si l'on veut. À présent, cependant, la gravitation terrestre, qui régnait en maîtresse sur le personnage incarné, vient d'être mise en veilleuse, pour ainsi dire : elle laisse dès lors le champ libre à la puissante attraction magnétique exercée sur l'individu par son « pôle céleste ». Rien ne peut plus s'y opposer. Et sûrement pas le mourant, qui subit assez passivement les événements dans l'ordre où ils se présentent. D'où le mouvement accéléré qui s'amorce, « vers le haut ». Jusqu'à l'immersion dans la Lumière. Mais pourquoi ce tunnel entre la Terre et le Ciel ? D'aucuns diront (peut-être) que le témoin se sent véritablement comme « engouffré » dans les canaux rachidiens (ou « subtils ») du corps, qui le font remonter jusqu'au sommet du crâne, du côté de la glande pinéale (le « 3e œil » pour certains), en vue de sortir de l'enveloppe physique et prendre son libre essor vers le Soleil céleste. Encore une fois, une histoire de physiologie « occulte », qu'on ne se sent guère compétent pour juger. Pour d'autres, cependant, comme Kenneth Ring, qui rapporte dans son livre (déjà cité) 16 un avis de Itzhak Bentov, le phénomène du tunnel servirait d'écran protecteur, pour éviter à l'individu de percevoir un domaine du psychisme très inférieur qui le plongerait dans une expérience fort négative - presque infernale 17. Comme l'écrit notre psychologue [p. 82] :
« Fonctionnellement, ces circonstances peuvent se comparer à un voyageur embarqué dans une rame de métro qui circule au-dessous des taudis de la ville. Le tunnel du métro l'empêche d'être directement conscient de son environnement, bien que les taudis existent. »
Hypothèse assez raisonnable, après tout (que j'ai eu aussi l'occasion d'évoquer dans Mourir pour renaître). Quoi qu'il en soit, l'envie me vient de risquer ici cette affirmation : lorsque la mort approche et fait déjà sentir son emprise, le Maître intérieur devient libre de prendre les commandes - et il le fait. Le Parrain céleste rappelle à lui son filleul, qui ne peut que subir le mouvement. Pendant toute l'existence, l'Aîné était resté, comme impuissant, dans les coulisses, trop souvent muet, parfois ligoté (comme il a été suggéré plus haut), astreint aux agitations désordonnées de son cadet. Mais à cette heure, il se révèle, libre, rayonnant. Le filleul ne comprend rien à cette révélation, mais il jouit de son immense bonheur. En songeant au Fils prodigue de la belle parabole de saint Luc, ne dirait-on pas qu'il se trouve à cet instant ramené au domicile du Père, pour ranimer vivement en lui le désir d'y retourner définitivement ? Avec la sagesse nécessaire. Voudrait-on situer le Royaume des Cieux dont a parlé Jésus quelque part, très loin, du côté des étoiles, vers la belle constellation de la Vierge ? Mais non. L'entrée est là, ce me semble - même si le voyageur qui l'aborde est encore trop immature pour s'y installer définitivement.
À lui d'en saisir un avant-goût, et d'en garder à jamais le souvenir, avant d'être renvoyé à la Terre, pour achever le travail. Voudrait-on aussi que le Père miséricordieux, dont nous a entretenus souvent Jésus, soit le Créateur tout-puissant, qui régnerait au plus haut des cieux sur un Royaume étendu à l'infini de l'espace sidéral ? S'il y a un vrai Père pour l'âme humaine, n'est-il pas ici même, présent à l'heure de la mort, Parrain plein d'amour qui accueille son filleul étonné, et connaît tout de lui, pour l'avoir suivi et soutenu, de l'intérieur, au long de sa vie entière ? Et maintenant, en revenant aux rôles reconnus plus haut dans la conduite du Maître intérieur, le Parrain (qui est chez lui, au « Ciel ») ne peut-il les endosser facilement, comme « hôte d'accueil », psychopompe, etc.
À merveille. Pédagogue ? Qui mieux que lui pourrait aider son filleul bien-aimé à tout revoir de ses pensées, désirs, comportements et actions dans la perspective d'une éthique aussi universelle que possible ? Et l'Initiateur, qui amène à découvrir l'omniscience et la lumière la plus sublime ? Si nous prêtions au Parrain des sentiments humains, ne dirait-on pas qu'il n'a qu'une envie c'est d'éveiller le filleul aux plus hautes réalités, auxquelles la maturité du benjamin lui permettrait d'accéder ? Ce qui n'empêche pas le Maître de paraître comme un « gardien autoritaire », lorsque la nécessité oblige à limiter le visiteur dans ses désirs impossibles.
Détail particulièrement intéressant dans nombre de récits de NDE : le besoin qu'éprouve le filleul de s'accomplir. Un besoin que lui inspire sans doute la proximité du Maître. Avec la conviction d'une sorte de mission à mener à bien en regagnant le monde. Une mission reconnue, et acceptée sous la forme d'un contrat.
Plus fort encore : le Parrain est compris comme impliqué avec son filleul dans cet étrange contrat. On en déduit que l'Aîné entourera le cadet de toute la force de son Amour et de sa Sagesse, dans la mesure même où l'être, retourné à l'incarnation, honorera le contrat. Ajoutez à tout cela : de cette association qui lie les deux participants, chacun d'eux tirera bénéfice, si un progrès réel est enregistré. N'avais-je pas suggéré que l'Éveilleur avait quitté ses sommets et se liait à la Terre (et à une monade destinée à s'éveiller à son tour) pour le temps de ce contrat ? Par compassion et par nécessité. D'où l'aveu, qui semble traduire l'attente du Parrain :
« M'aimes-tu ? Si oui retourne. »
Dans les mêmes conditions, l'Archange Gabriel aurait-il dit autre chose à l'âme humaine, à laquelle il était, lui aussi, lié comme par contrat :
« M'aimes-tu ? Si oui, retourne. »
Un aveu extraordinaire, n'est-ce pas ? Qui rappelle l'engagement passé entre les deux « Pair-Companions », destinés à œuvrer ensemble à leur salut mutuel, comme nous l'a révélé la pensée de Sohrawardî. On peut maintenant s'interroger : que faire au juste pour « s'accomplir » ? Ici me reviennent en mémoire les paroles de Jésus dans le Sermon sur la Montagne. Après avoir recommandé à ses auditeurs de manifester tout l'Amour possible, non seulement pour les êtres chers mais aussi envers ceux qui passent pour des ennemis, le Maître conclut (Matt. 5, 48) :
« Ainsi vous serez parfaits 18 comme votre Père céleste est parfait. »
Il est vrai qu'il fait « lever son soleil sur les bons comme sur les méchants » et « tomber la pluie sur les justes comme sur les injustes » ; mais, pour les humains, devenir parfaits comme le Dieu du Ciel ! Une vraie gageure ! En réalité, le mot qu'on lit dans le texte grec (téléïos) a plutôt le sens d'accompli, venu à son entier développement, donc : à qui rien ne manque plus. Dans sa traduction de l'Évangile de Matthieu 19, André Chouraqui confirme que le terme correspond à l'hébreu tâm, exprimant (effectivement) « l'idée de plénitude, d'accomplissement et aussi de paix ». Et il ajoute que la vertu prêchée ici, par excellence, est « celle qui anime un univers réconcilié avec lui-même, où tout est revenu à l'harmonie de l'unité originelle ». Avec cette conclusion optimiste : « L'homme devient lui-même le lieu de cette vie où se confondent en se rejoignant le temps et l'éternité. » Pour en revenir à nos rescapés de la mort, n'est-ce pas un peu l'idée qui leur est entrée dans l'esprit, à la faveur d'un contact intime avec leur Parrain, hors du temps (dans l'ambiance de l'éternité, pour ainsi dire), à eux qui allaient replonger dans le temps (et l'espace terrestre) : retourner ici-bas pour s'accomplir pleinement ? Mais, pour cela, rien de particulier n'était prescrit : pas d'autre mission que d'« expérimenter le don de la vie », « aider les gens », avec cette claire instruction : « il y a deux choses essentielles dans la vie : l'Amour et la Connaissance ». Ce qui s'accorde bien avec la pensée de Jésus.
Que dire d'autre au sujet de ce Maître intérieur compatissant qui nous tient lieu de vrai Parrain spirituel ? Certains témoins des NDE ont compris l'Être de Lumière comme un délégué de Dieu. Si vous rejetez l'idée qu'un Dieu absolu, échappant à tout discours et toute conception - une Déité complètement transcendante - puisse dépêcher des serviteurs pour servir d'Éveilleurs, il reste toujours le Verbe divin, ou le Seigneur Îshvara des hindous, qui anime et soutient tout notre système de monde, avec son énergie, soumise à la loi d'Harmonie et d'Évolution universelle. Sur l'Échelle vivante, qui aboutit à ce sommet de Conscience et de Sagesse, toutes les entités sont comme des émanations de ce foyer central ; certaines d'entre elles - et il y en a beaucoup - sont assez éveillées au sens de la Loi cosmique pour se sentir portées à rendre à de plus «jeunes » les services qu'elles-mêmes ont reçus (dans un très lointain passé) d'entités plus « anciennes », qui ont accédé désormais à des degrés supérieurs de l'Échelle.
À leur niveau, ces Éveilleurs des hommes sont comme des émanations (conscientes) de la Loi divine, des agents « envoyés », en quelque sorte, pour accomplir cette mission de Salut. Ou des « messagers » du Verbe divin. Des messagers ? Des anges, en somme. Qui mieux que notre Parrain divin mériterait le nom d'ange gardien ? Encore une remarque ? Parrain, Père céleste, Éveilleur... tous ces termes ne tendraient-ils pas à faire de l'ange gardien une entité masculine dans nos pensées ? Qu'on ne s'y méprenne pas. Sur ces sommets où se rencontre l'Être de Lumière, « l'impérissable », qui siège sur la hauteur, il n'y a « ni homme ni femme, ni Juif ni Grec », pour reprendre les paroles de saint Paul. Le Parrain n'est inféodé à aucune religion humaine. On ne peut lui attribuer un genre, masculin ou féminin. C'est le Père-Mère, ou, si vous préférez, le Parrain-Marraine, pour chaque filleul(e), ou plutôt chaque âme humaine, qui n'a pas de sexe. C'est bien ce qu'avaient compris, pour leur part, Gitta Mallasz et ses amis juifs de Budapest, qui employaient déjà, pour désigner le Divin, le pronom hongrois Ô qui (comme on l'a vu au chapitre III) « n'est ni masculin ni féminin mais les deux à la fois ». Ce Ô, était-il ajouté, est « le masculin et le féminin, le Père et la Mère, force et sagesse, toute-puissance et tendresse ». En somme : le foyer d'énergie envahissante de la Compassion.
Encore une réflexion, avant de conclure ce chapitre. Ce qui précède peut nous rappeler la condition des ascètes de notre conte : assurément, « ni hommes ni femmes », et libérés depuis des âges du souci d'engendrer avec leur corps une progéniture physique. En somme, des êtres demeurés « vierges », dans une chasteté intégrale. En sanskrit, le terme qui désigne un tel individu est kumâra. Ce qui me rappelle un peu le Vishnu Purâna, évoqué rapidement au chapitre V. Parmi tous les produits de la « méditation de Brahmâ » - les « fils de son mental » (ou mânasaputra) - il y a justement une légion de tels kumâra qui refusent de contribuer à la création des formes vivantes. Ce qui met le Père Brahmâ en rage, et ne laisse rien augurer de bon pour ces rebelles. Nous aurons sans doute l'occasion d'en reparler. En terminant ce chapitre, que dire d'autre ?
16. Sur la frontière de la vie (voir pp. 267 et 282). [retour texte]
17. Peut-être aurait-on accès à une zone de la psyché collective traversée de violentes turbulences des passions terrestres et désirs inassouvis - un univers d'« esprits désemparés », selon l'expression de certains (rares) témoins, qui ont vécu une NDE négative, avant d'accéder à des sphères plus sereines. [retour texte]
18. Plus d'une traduction propose ici : « Soyez parfaits... », mais le texte grec indique bien le futur (Esesthé : vous serez). [retour texte]
19. Publié chez JC Lattes, sous le titre Matyah (L'Évangile selon Matthieu), 1992. [retour texte]