Une vie de crucifié pour le Maître intérieur ?

Passons rapidement sur la formation du nouvel enfant, soumis à une hérédité physique qui répond aux nécessités karmiques imposées en ce domaine. Soumis également aux contraintes venues du passé qui façonneront son personnage psychique, mental, etc. Le Maître intérieur a sûrement son rôle à jouer dans l'élaboration des instruments, ou des machineries invisibles dont se servira le nouveau venu. Et, tôt ou tard, le lien devra s'établir entre le Parrain et le filleul, chez qui la conscience morale aura son mot à dire à partir de l'âge de raison. L'intelligence active, l'ouverture aux autres, tout cela révélera peu à peu l'influence du Maître, sans parler des pouvoirs supérieurs comme la volonté, l'imagination créatrice, la sensibilité artistique et tout ce qui fait la noblesse de l'homme. Sans oublier l'implantation dans le cœur du passage secret qui servira de pont pour l'intercommunication entre le pôle terrestre et le pôle céleste.

Dans toute cette nouvelle expérience humaine, le Maître est naturellement impliqué pour contribuer à la réussite du candidat. Mais qui prendra les commandes ? Serait-ce déjà le yogi discipliné, conduit sur la trace de ses acquis précédents ? Ou, plus probablement, le « bon larron », partagé entre plusieurs tentations, mais capable quand même d'entendre (un peu) les échos de la voix intérieure ? Ou, pire encore, « le mauvais larron » qui ne se soucie que de son « Moi » ? Du sort qui est fait à l'Ego divin par la personnalité à laquelle il est étroitement lié, pendant cette nouvelle incarnation, Madame Blavatsky a fait une description plutôt pessimiste, voire dramatique. Peut-être pour frapper la conscience de ses interlocuteurs, et les stimuler dans le sens de l'Éveil. L'occasion lui fut donnée lors d'échanges directs avec les membres de la « Blavatsky Lodge » récemment fondée, après son retour définitif à Londres. Ses réponses aux questions orales qui lui furent posées sur le sujet des rêves sont particulièrement intéressantes. En traduction française, elles sont disponibles dans un livre intitulé Les Rêves et l'Éveil intérieur 28, dont nous citerons maintenant nombre d'extraits éclairants. Relevons d'abord quelques réflexions sur la nature sublime de l'Ego divin, le Maître intérieur pour l'ego personnel :

« Souvenez-vous que le seul Dieu avec lequel l'homme vienne en contact est son propre Dieu, appelé Esprit, Âme et Mental (ou Conscience), et ces trois ne font qu'un. » [p. 45]

Une entité vraiment différente et difficile à imaginer :

« Mais la conscience universelle de l'Ego réel transcende un million de fois la conscience réfléchie de l'ego personnel, ou faux ego. » [p. 52]

Comme on l'a déjà noté :

« [...] l'Ego réel ne pense pas comme le fait sa personnalité évanescente et temporaire. » [p. 32]

« Pour ce que perçoit et appréhende l'Ego supérieur, il n'y a ni temps ni espace. » [p. 61]

« Dans les pensées de l'homme réel, ou de l'"Individualité" immortelle, les images et visions du passé et de l'avenir sont comme le présent ; et ses pensées ne sont pas, comme les nôtres, des images subjectives dans le champ de notre activité cérébrale mais des actes et des faits vivants, d'effectives réalités présentes. » [p. 32]

Le drame, pour ce Soi réel, est qu'il doit se partager entre ce qu'on pourrait appeler la vie « intérieure » - pendant le sommeil assez profond du corps physique - et la vie « extérieure » que lui imposent les heures de veille de l'homme incarné :

« Car notre Ego vit sa propre vie séparée, dans sa prison d'argile, dès qu'il s'affranchit des entraves de la matière, c'est-à-dire pendant le sommeil de l'homme physique. C'est cet Ego qui est l'acteur, l'homme réel, le véritable soi humain. Mais l'homme physique ne peut sentir ni être conscient pendant les rêves; car la personnalité, l'homme extérieur, avec son cerveau et son appareil à penser, se trouve alors plus ou moins complètement paralysé. » [p. 31]

En résumé :

« La vie extérieure est un "rêve"pour cet Ego, tandis que la vie intérieure, ou la vie sur ce que nous nommons le plan du rêve [ou sommeil] est, pour lui, la vraie vie. » [p. 42]

Le « drame » signalé plus haut prend tout son sens dans ce qui suit :

« Nous pourrions bien comparer l'Ego réel à un prisonnier et la personnalité physique au geôlier de sa prison. Si le gardien se met a sommeiller, le prisonnier s'échappe ou, du moins, passe hors des murs de sa prison. Le geôlier est à demi endormi : pendant tout ce temps, en dodelinant du chef, il regarde par une fenêtre, d'où il ne peut apercevoir son prisonnier que par moments, comme une sorte d'ombre allant et venant devant la fenêtre. Mais que peut-il saisir, et que peut-il savoir des actes réels et surtout des pensées de celui qu'il garde ?» [p. 32]

La situation est angoissante aussi bien pour le geôlier :

« Pendant les heures de veille, les pensées et la Voix de l'Ego supérieur parviennent ou non à toucher le geôlier - l'homme physique - car elles constituent la Voix de sa Conscience; par contre, durant son sommeil, elles sont absolument comme la "Voix dans le désert". » [p. 32]

Nous sommes loin d'une association effective entre le Parrain et son filleul. Ce qui peut être lourd de conséquences :

« [...] l'Ego supérieur [...] est lui-même plus ou moins somnolent pendant l'état de veille de l'homme physique. C'est particulièrement le cas chez des personnes d'un mental très matérialiste. » [p. 34]

L'espèce de paralysie imposée au « prisonnier » par son ignorant geôlier est évoquée, en termes poétiques, par Mme Blavatsky dans son beau livre mystique, La Voix du Silence (déjà citée dans les précédents chapitres) :

« En vérité, l'ignorance est comme un vase fermé et sans air ; l'âme [l'Ego] comme un oiseau qui y est enfermé. Il ne gazouille pas, et ne peut remuer une plume ; le chanteur reste muet, engourdi, et se meurt d'épuisement. » [p. 41]

Pour en revenir à nos citations, les perspectives d'avenir, à la fois pour l'Ego et pour le moi personnel, ne laissent pas d'être inquiétantes si la voix de la conscience ne parvient pas à se faire entendre de l'homme mortel :

« Si endormies sont les facultés spirituelles - tellement l'Ego est entravé par la matière - qu'il ne peut guère donner toute son attention aux actions de l'homme, même si ce dernier commet des péchés pour lesquels cet Ego - une fois réuni à son ego inférieur - devra souffrir conjointement dans l'avenir. » [pp. 34-5]

Cet ego inférieur a, bien sûr, sa part de responsabilité dans cette situation :

« Si la personnalité (le moi inférieur ou le mental physique) des hommes était uniquement inspirée et illuminée par son alter ego supérieur, il n'y aurait guère de péché dans le monde. Mais ce n'est pas le cas et, comme elle s'empêtre dans les mailles [de la sphère psychique], elle se sépare déplus en plus de l'Ego qui est son parent. » [p. 40]

En définitive :

« [...] le Soi réel, l'être qui a fait émaner de lui-même sa propre ombre - c'est-à-dire la personnalité pensante inférieure - qui, pendant la vie, a animé l'automate physique, et tiré ses ficelles, devra souffrir conjointement avec son factotum et alter ego, dans sa prochaine incarnation. » [p. 43]

Dans son échange avec ses auditeurs, sur ces sujets assez difficiles à saisir, Mme Blavatsky a proposé la récapitulation suivante :

« [...] l'Ego supérieur est essentiellement divin et, par suite, pur ; aucune souillure ne peut le polluer, de même qu'aucune punition ne peut l'atteindre per se, d'autant plus qu'il est innocent de tout ce que peut faire délibérément son ego inférieur, et qu'il n'y prend aucune part. Cependant, bien qu'il y ait ainsi deux aspects différents et que, pendant la vie, l'Ego supérieur soit distinct de l'inférieur, "le Père et le Fils" ne font qu'un néanmoins et, du fait qu'en se réunissant à l'Ego-parent, l'âme inférieure lui attache toutes ses mauvaises (et bonnes) actions, et les imprime en lui, tous deux ont à souffrir : bien qu'innocent et sans souillure, l'Ego supérieur doit endurer la punition des mauvaises actions commises par le soi inférieur, en compagnie de ce dernier dans leur future incarnation. Toute la doctrine de la rémission des péchés est basée sur cette ancienne doctrine ésotérique. » [pp. 43-4]

Ainsi, en bon Parrain, l'Ego divin assume les responsabilités des actes de son filleul (sous son double aspect de « bon » et de « mauvais » larron). D'ailleurs, il s'y était engagé d'avance, comme le rappelle H.P.B. :

« La Doctrine Secrète montre que les Mânasaputra (les Ego qui se sont incarnés dans les formes) ont pris sur eux, volontairement et sciemment, le fardeau de tous les péchés futurs de leurs personnalités à venir. » [p. 44]

Ce qui nous inclinerait à voir un crucifié dans notre compatissant Kumâra :

« Par suite, il est aisé de voir que ce n'est ni Monsieur X, ni Monsieur Y, ni aucune des personnalités dont se revêt périodiquement l'Ego qui se sacrifie lui-même, qui peut être tenu pour l'être qui souffre réellement, mais bien l'innocent Christos qui réside en nous. » [pp. 44-5]

« Il est donc bien vrai de dire que nous crucifions le Christos en nous lorsque nous restons sourds à la Voix de notre Conscience. » [p. 45]

Kumâra « crucifié », Prométhée « enchaîné » - quelle différence ?


28. Éditions Textes théosophiques, Paris, 1987. Voir, en anglais, Transactions of the Blavatsky Lodge of the T.S., 2 volumes publiés à Londres, en 1890-1891.  [retour texte]

Section précédente                          Section suivante